Archive | février, 2024

Le vieux Cornas dans mon flacon de gin

16 Fév

Bien évidemment, en bon débutant pas trop couillon que je reste, je sais qu’il y a la bosse de l’Hermitage posée en vigie sur la rive d’en face, prolongée par le territoire du Crozes sur la même bordure droite du fleuve. Mais à mes papilles de sérieux ronchon de service, la véritable demeure de la Syrah se situe en Ardèche, oui monsieur ! à Cornas et dans les coteaux voisins de l’appellation Saint-Joseph. Il est vrai que j’ai une tendresse pour cette Ardèche… Cela remonte au service militaire (1971) et aux premiers hippies, mais ce serait trop long à expliquer.

Flash back. Lorsque l’ami Jean-Luc Colombo (oenologue, vigneron, provençal et bon vivant, et même négociant) cherchait dans les années 70/80 à m’éduquer sur le sujet alors d’actualité de dame Syrah en Côtes du Rhône, il me conduisait volontiers dans les caves d’Alain Voge, un des vignerons marqueurs de l’identité de Cornas avec, bien évidemment, le cévenol Auguste Clape que j’allais voir sans top me faire prier mais tout de même sous la pression amicale de Tim Johnston, le “winebarister” parisien qui reste farouchement écossais. 

C’est alors que, dans le droit fil d’une discussion sur les mérites de la « trilogie magique » de 1988, 1989 et 1990 (j’en souhaite beaucoup des comme ça à mes amis vignerons !), il me fut offert cette bouteille plus que trentenaire aujourd’hui, bouteille que je redécouvre afin de vider ma cave pour lui éviter de tomber en de mauvaises mains. Décédé en 2011, Alain Voge a laissé à ses successeurs un domaine de 13 ha où l’on cultive avec autant de rigueur les notions de traditions et de rendements justes très en lien avec la nature.

Après un bouchon pourri mis en miette et sorti de main de maître à la pointe du couteau, ayant une sainte horreur de la poussière et des débris, j’ai filtré avec précaution un vin presque noir via la passoire à thé vert et l’entonnoir à tout faire.  Patatras, n’ayant pas de carafe sous la main (ce détail serait trop long à expliquer), le valeureux Cornas 1990 s’est finalement retrouvé comme libéré dans une lourde bouteille de mon gin londonien favori, bouteille évidemment bien rincée, séchée comme il se doit, le genre de celles que je recycle à la manière d’un écolo économe.

Nez peu probant malgré ce choc infligé, le vin apparaissant plutôt fermé, manquant de précision, je demeure un temps dubitatif et me dis qu’il faudra l’attendre au moins une nuit. Après deux nuits, goûté à 16° de température, tout vêtu d’un pourpre sombre dans ma coupe, voilà qu’il se fait quasi religieux en bouche. Non pas austère (je n’ai pas dit cela), mais sérieux, posé sur la réserve, un peu comme si on le dérangeait lors d’une prière, d’une méditation. Tourne et retourne, j’obtiens enfin le vrai nez : chair d’une cerise proche du noyau, finesse évidente, comme débarrassé d’un boisé un peu trop épicé, trop encombrant.

En bouche, le vin charnu tripaille légèrement, avec des notes sanguines, vieux cuir, genièvre et cerise à l’eau-de-vie à l’appui sur fond de goudrons de bois. Matière riche, structure solide, tannins présents mais fondus, très discrète amertume avec une longueur tangible menant à une finale assez nettement torréfiée. C’est bon et sacrément long en bouche. Manque plus que le perdreau !

Et voilà que la Syrah n’est jamais aussi classique que chez elle !

Michel Smith