Archive | septembre, 2021

Manzanilla, instinct et tortilla.

16 Sep
©MichelSmith

Depuis ma déclaration à Carmen en début du mois (ne pas oublier au passage celle de nos chers Impôts…), il me semble vous avoir promis une suite incluant une dégustation. Aussi vais-je continuer sur ma lancée en rajoutant quelques grains de sel (andalou) à mon indispensable tortilla, celle qui va si bien avec la Manzanilla. Non pas la camomille, mais bien la Manzanilla. Une tortila faite, ces temps-ci, de pommes de terre, bien sûr, d’oignons et d’oeufs de ferme évidemment, mais aussi agrémentée de quelque restes de vieux jambon et chorizo coupés en petits dés, sans oublier de fines lanières de poivrons rouges archi goûteux, que je trouve en cette fin de saison.

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Sans tortiller, donc, venons-en à l’instinct qui nous guide en permanence, à ce moment précieux où l’instinct précisément réclame autant de liquide que de solide afin que la pensée puisse fonctionner au mieux. Au fil de l’été, l’instinct a bien voulu me conduire au cœur d’un labyrinthe festif et gourmand dont je me sors, provisoirement, qu’avec l’arrivée d’octobre et les prémices de l’automne, et ce après une entrée tonitruante en juin avec la réception de ma commande spéciale de Manzanilla. Chaque jour étant un détour joyeux, l’instinctif fut plus excitant encore, plus curieux, en particulier les jours de marché. Il y eut, dans le désordre, le craquant d’une peau de mirabelle à peine rosie, la suavité d’une pêche jaune bien mûre, le délicat parfum du fenouil émincé fin ou celui plus terreux d’une purée d’orties, le poivré piquant du radis blanc, la carotte vue sous toutes ses formes et espèces, l’ail nouveau, le goût redécouvert d’une variété de poivron rouge enroulé sur lui-même à la manière d’un chaton endormi, les retrouvailles avec l’échalote rose forme ballon de rugby réduite en miettes par la lame de mon couteau et réparties sur les surfaces luisantes des fines tranches de groin en gelée, spécialité de Michel, le charcutier de Herépian (Hérault), sans oublier la pure merveille tomate de septembre, la meilleure, la plus mûre, la plus aboutie. Et à chaque occasion cet instinct bestial qui me tortillait les tripes sur le coup de midi, l’instant, que dis-je, l’instinct Manzanilla. Souvent, en fond sonore, l’extraordinaire touché de Claudio Arrau gambadant de ses doigts en suivant Claude Debussy, rêvassant, sautillant et virevoltant tel le moineau qui passe de l’herbe à la branche et qui quitte l’arbre pour finir au bord de la flaque d’eau !

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Et moi qui vais gaiement, le geste machinal, ouvrant la porte du frigo pour saisir le verre vide laissé à portée de main sur un rayonnage (bien froide se boit la Manzanilla !) et, de l’autre main, puisant dans la porte presque au hasard le col d’une bouteille évocatrice, le poignet droit bien entraîné au versement d’un trait de vin blond au fond du verre bien givré. C’est ainsi que j’ai passé l’été en profitant de mes quatre marques de Manzanilla toujours prêtes à l’emploi en me ménageant presqu’au quotidien quelques minutes pour noter des observations ne serait-ce que pour affiner mon prochain renouvellement de commande. À propos, si je ne l’ai déjà fait, je vous conseille de ne pas commander ces vins en trop grande quantité car, même s’ils partent vite tant ils sont faciles à ouvrir autant qu’ils le sont à boire, ils ne supportent pas, à mon avis, de trop longue garde, disons guère plus d’un an. Je ne suis pas un expert en la matière, même si j’ai ma petite idée, mais certaines marques dépassant le million de bouteilles, il doit y avoir plusieurs épisodes de mises en bouteilles, genre tous les deux ou trois mois si ce n’est plus fréquemment en fonction de la saison ou du niveau des livraisons à assurer. Pas toujours indiquée, la date de la mise en bouteilles devrait être un marquage obligatoire (voir plus loin) garantissant ainsi une forme de fraîcheur propre au style fino de la Manzanilla. Si cela vous intéresse, je vous conseille de lire ceci sur l’excellent site Sherry Notes. Il en va de même pour les vins de ChampagneCavaCrémantsProsecco et autres bulles. Et, tant qu’on y est, cette mention devrait même s’imposer, selon moi, sur toutes les bouteilles de vin !

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Tout de suite, j’ai en tête une autre mise en garde qui découle de ce que je viens d’écrire et qui s’impose une fois relues mes notes de dégustations des années passées en les comparant avec celles d’aujourd’hui : hormis une ou deux exceptions (la Guita, la Papirusa), je ne retrouve pas toujours complètement le goût, le style de chaque vin d’une dégustation à l’autre. Un flacon d’un classique Barbadillo, par exemple, ne ressemble que rarement au même flacon ouvert il y a un mois ou deux. Alors, serait-ce un problème d’âge (le mien, d’âge…) ? Une histoire de mise en bouteilles fractionnée (voir plus haut) ? Un goût de lumière dû à une trop longue exposition en magasin ? Faut-il mettre en cause le bouchage vis que je préconise par ailleurs et qui ne serait pas aussi parfait que ça ? Cela vient-il d’une dégustation « anarchique », sous-entendu « tu goûtes le vin le matin en cuisinant puis tu oublies la bouteille entamée au frigo pour t’en servir le lendemain ou une semaine après » ? Serait-ce mon goût qui fluctue entre café matinal, cuisine épicée du jour et salade du soir ? D’autres questions encore… Mais à force de se poser trop de questions, le charme n’opère plus !

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Alors, on peut se poser la question : qu’est-ce qui distingue la Manzanilla de ses semblables andalous ? Pour ma part, il y a, en dehors de l’aspect salin (la mer est proche), une sensation de légèreté qui confine à une sorte de facilité – cette fameuse (fumeuse) buvabilité – de dégustation, surtout en compagnie des fruits de mer et de ceux en particulier que l’on prépare légèrement enfarinés plongés dans l’huile bouillante, je pense aux petits calamars, aux crevettes, au rougets et autres fritures. Je n’évoquerai pas ici les cuvées spéciales « en rama » (non filtrées) et millésimées qui sont de nos jours bien plus nombreuses que je ne le supposais ne serait-ce que quelques années en arrière avec, dernière nouveauté, des vins de crus c’est à dire d’un lieu spécifiquement indiqué, le tout en demi flacons. Cette course à l’originalité me dépasse quelque peu car elles ne fait qu’augmenter les prix vers un univers de luxe alors que jusqu’à maintenant la Manzanilla reste, du moins dans l’esprit de vieux grincheux tel que le mien, un vin festif, expressif certes, mais joyeux et simple, destiné aux bons plaisirs de la table marine et des comptoirs de bars remplis de vraies tapas et non de pâles copies. Pour finir, sachez que les prix donnés sont départ cave TTC et qu’il faut considérer un supplément raisonnable accordé au transport qui se fait rapidement et dans d’excellentes conditions comme j’ai pu le vérifier maintes fois en passant par (pub gratuite, j’insiste) la maison Grau, en Catalogne.

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Commençons par la Manzanilla Solear des Bodegas Barbadillo (6,24 €) qui, sans viser les sommets – la maison élabore d’autres cuvées bien plus ambitieuses -, n’en offre pas moins une bonne représentation de l’appellation avec une acidité bien marquée, certes, mais réussie même si, parfois, il arrive qu’on la trouve un peu dure. Dès le premier nez on sent la marée monter à l’instar d’un mascaret sur les bords de la Dordogne, juste avant le port de Libourne. Limpide, le vin joue son rôle d’aiguiseur d’appétit du début à la fin avec des notes salines en abondance, légèrement poivrées en finale. On ressent une faim de mer tant ce vin collabore volontiers avec les crevettes charnues et les coquillages, les telinas en particulier.

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La Manzanilla Macarena, élevée dans les chais des Bodegas Elias Gonzalez Guzman affiche une belle étiquette ressuscitée en 2014 à l’occasion du centenaire de la marque. Elle est une de mes préférées du moment, de par son prix (5,49 €) d’une part, mais aussi pour son allure, sa plénitude en bouche, sa belle et fraîche amertume qui fait qu’elle assure à la fois sur les plats de viandes crues marinées comme sur le poisson. En prime, une bonne persistance en bouche conduisant à une finale nette au jolies notes grillées-salées de pistache.

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Elle a beau mettre en avant son 250 eme anniversaire en plus de sa note élevée dans le Wine Spectator, la Manzanilla La Gitana des Bodegas Hidalgo (5,51 €) est en ce moment une des plus courantes dans le registre du bon rapport qualité-prix, mais ce n’est pourtant pas ma préférée, car je la trouve trop acide (notes de citron) et un peu trop simple dans sa conception. Elle est cependant assez active lorsqu’elle est confrontée aux cochonnailles en tout genre ce qui en fait en résumé un vin facile alors que ses versions Pastrana et En rama sont beaucoup plus intéressantes. Précisons tout de même qu’il y a 5 ans, je trouvais ce vin superbe… Comme quoi.

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La Manzanilla La Papirusa, de la maison Lustau, en plus d’une élégante présentation et d’un prix « raisonnable » (9,99 €), est de loin la plus appréciée et respectée des amateurs, que ce soit en Espagne, en Belgique, en Grande-Bretagne ou chez nous. Ce que j’aime en elle, c’est cette délicate brise marine que l’on devine au nez, au point que l’on sent la grande voile se gonfler ! Son acidité est présente en bouche, mais on la ressent plus dans la finesse tandis que le vin assure généreusement, livrant des notes d’amandes croustillantes et salées en finale, en plus d’une persistance bienvenue. Une valeur sûre pour un apéritif raffiné ou sur un cigare !

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Pour finir, quelques autres Manzanilla goûtées précédemment.

Manzanilla Muyfina, de chez Barbadillo. Robe jaune pâle. Un goût cireux, étrange, poussiéreux, notes de vieux cuir… Puissant, gras et long en bouche mais sur une tonalité rustique. Dur, manquant à la fois de fraîcheur et de finesse. Comportement acceptable sur des tapas : olives, anchois…

Manzanilla San Leon, des Bodegas Arguezo. Robe moyennement pâle. Nez pas très net, simple et rustique. Bouche réglisse et fumée. Ça fonctionne sur le gras du jambon et sur le boudin noir de campagne.

– Manzanilla La Guita, de chez Raneira Perez Marin. Robe légèrement paillée. Nez fin et discret avec touche d’amande. Une vraie présence en bouche, ça frisotte, léger rancio, manque peut-être un poil de finesse, notes d’amandes salées en finale. C’est bien foutu. Plus sur des plats de crustacés, langoustines, crevettes, etc. 

Manzanilla Sacristia AB, Secunda Saca 2013, d’Antonio Barbadillo Mateos (37,5 cl). Robe blonde sans surprise, mais nez surprenant au premier abord, presque moisi. À l’oxydation, le vin devient prenant, dense, entêtant au point qu’il finit par captiver l’auditoire. Huit jours après, il confine au sublime : on devine l’épaisseur, on sent le zeste de citron, le fumé, la salinité et la belle amertume qui vient souligner la finale. Il lui faudrait quelques blocs de maquereau cru avec des feuilles de basilic et des morceaux d’olives vertes et noires, mais là encore on pense au parmesan disposé cette fois-ci sur des asperges vertes légèrement poêlées et servies tièdes avec un filet d’huile de noix. Où alors on lui donne un jeune navet coupé en lamelles fines avec huile d’olive et truffe. Mais aussi un tartare de cèpes…

Manzanilla Pasada Pastrana, La Gitana de Hidalgo. Pour ainsi dire très peu filtré et composée de vins deux fois plus âgés que ceux entrant dans la composition de la Gitana, ce vin d’une seule vigne (single vineyard sur l’étiquette) était très mal placé dans notre dégustation. Bien que sa robe ambrée fut agréable à l’œil, je l’ai trouvé un peu éteint, mou, tandis que mes collègues de dégustation ont préféré utiliser le terme « discret ». Certains ont tout de même relevé des volutes de havane et des effluves de fruits secs. On a même envisagé un mariage sur une huître !

Enfin, je dois signaler l’excellente initiative de ces fous de vin de l’Equipo Navazos qui sélectionnent des cuvées aussi exceptionnelles que rares. Bien qu’intéressés par tous les vins espagnols, les membres de cette équipe semblent avoir une prédilection pour l’Andalousie. Leur mission : détecter des pépites, se les réserver, suivre leur élevage, puis leur mise en bouteilles, enfin leur commercialisation. Je me souviens d’une exceptionnelle Manzanilla Bota n° 32 qui fait encore frémir mes papilles de jouvenceau… Introuvable désormais, à moins d’un miracle !

Michel Smith

©MichelSmith

Vins « nature » : aux chiottes les intrants !

8 Sep

Élégant comme titre, n’est-ce pas ? Évidemment, j’aurais pu dire «À bas les intrants !», ou mieux encore «Basta les intrants !», mais comme je suis d’humeur irrévérencieuse et que je suis mon propre rédac-chef, je me lâche.

D’abord qu’entends-je par «intrants» ? Si je consulte mon Larousse en ligne, je constate qu’à l’énoncé de ce mot, il fait tilt et m’adresse un message d’erreur. Idem du côté de son frangin british, le Harrap’s. Voyons donc du côté de chez god Google… Là ça marche un peu mieux car il convoque son assistant Wiki qui me propose une « ébauche », laquelle m’explique que cela concerne différents produits apportés aux terres et aux cultures : engrais, amendements, produits phyto, activateurs ou retardateurs, semences et plants… Bref, des additifs plus que louches.

Photo : DR

Ce machin, pardon ce mot qui est en train sournoisement de s’immiscer dans notre belle langue serait-il devenu un barbarisme de plus, un truc d’un nouveau genre, un mot à la mode pour remplacer le mot additif? Il est vrai qu’il est utilisé en long, en large et en travers, à tout bout de champ, si vous préférez, par mes chers petits camarades naturistes (ou naturophiles) du vin, à commencer par mon ami Antonin Iommi-Amunategui, auteur d’un nouveau petit (23 pages) livre rouge au titre manifestement polémique, Manifeste pour le Vin Naturel, publié aux Éditions de l’Épure. Ce même personnage, clone basque du Dujardin cinématographique à l’allure de grand échalas échevelé, organisateur d’un salon de vins très «naturels», dirige un blog assez déjanté: No Wine Is Innocent, hébergé par le web media L’Obs/Rue 89Un site qui, soit dit en passant, ne rechigne pas sur la pub intrante comme celle de Citroën ou de Pierre & Vacances. Mais bon, faut bien vivre…

Photo©MichelSmith
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Invité à venir prêcher la bonne parole du vin dit «naturel» dans les murs hideux de la bibliothèque municipale du vieux Perpignan, le chevalier Antonin nous a gratifié d’une causerie d’une heure sur le sujet suivie d’une dégustation au Comptoir des Crus, la cave dirigée par Jean-Pierre Rudelle. Sans me priver d’intervenir de temps à autres, vous vous en doutez, j’ai bien écouté le discours pour enfin comprendre ce que je savais déjà, à savoir que le vin naturel est plus un concept philosophico-écolo-mélanchono qui, certes, prends racines dans les grandes villes, mais semble s’étendre désormais jusque dans les profondeurs de nos campagnes, là où il y a des pigeons, mais aussi des buveurs assermentés et des vignerons-résistants armés de certitudes bien ancrées du genre (j’arrange à ma manière) : laissons la vigne pousser et le raisin venir sans rien rajouter de ce qui pourrait déranger son cycle naturel et encore moins dans la transformation de son jus en vin. Gare aux méchants qui parlent encore de «vins bobo pour amateurs bobo», j’apprends que le mouvement s’universalise à la vitesse grand « V » et qu’il serait stupide de l’ignorer et de le villipander.

Loin de moi de telles idées, mais… Bien entendu, les adeptes de ce mouvement qui fait tâche – enfin, qui s’agrandit de jour en jour – vont me haïr et me cracher dessus en me faisant sentir que je n’ai rien compris au film. Pourtant, de mon côté, en vieux routard-roublard que je suis vite devenu l’âge aidant, je dois préciser que je n’ai rien contre les tenants du vin sans intrants. Il m’arrive d’en boire très souvent.

Comme le laisse entendre Antonin, le vin évolue, les goûts aussi et tout ce que demandent ces braves filles et garçons, c’est qu’on les laisse boire en paix et découvrir à leur guise tous ces goûts nouveaux qui peuvent parfois déplaire aux grincheux, mais qui révèlent aux autres des aspects insoupçonnés de la plus hygiénique des boissons. «J’insiste sur le mot naturel, martèle Antoninpour dire que ces (ses) vignerons, eux, ne trichent pas. En allant vers eux, on a une garantie de transparence. Les vins sont sans artifices. C’est souvent la manifestation bancale et polémique du vin idéal. Le vin naturel fait parler du vin et c’est l’essentiel ».

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Et mon Antonin de faire comprendre qu’il est ravi de la tournure médiatique et polémique que déclenche ce mouvement, car il expose «une agriculture artisanale, autonome et saine qui offre un modèle économique alternatif, viable, durable», insistant aussi au passage sur la «conception plus libre et l’indépendance volontaire de ses acteurs, du vigneron au consommateur en passant par le caviste ou le restaurateur».

Cet aspect des choses est flagrant pour les habitués des réseaux sociaux. Comme moi, ils constatent la nature presque insurrectionnelle, parfois belliqueuse, bordélique et sauvage qu’ont certains partisans de cette nouvelle conception du vin, de cette contre-culture, devrais-je dire pour rejoindre Antonin, lorsqu’ils se mettent en avant. L’orateur balaie au passage avec conviction tous les clichés que déclenchent les vins naturels auprès des critiques, qu’ils soient journalistes, professionnels ou amateurs.

Ainsi, il tempère sur le soufre en s’appuyant sur les recommandations de l’Association des Vins Naturels : « Il ne faut pas se focaliser que sur les sulfites car ceux-ci sont tolérés même s’ils ne sont pas souhaités. En revanche, nous ne cédons rien sur l’emploi des levures naturelles qui, elles, sont les seules garantes d’une transformation naturelle de jus de raisin en vin. En cela nous sommes contres les grigris de l’oenologie tout en sachant que le vin réclame soins et attentions ».

Photo©MichelSmith
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Enfin, Antonin admet volontiers et va jusqu’à déplorer que l’utilisation du qualificatif «naturel» sur une étiquette ne soit pas légale: « Je serais pour l’officialiser afin de foutre un peu plus la merde », dit-il pour avouer dans la foulée que sa réflexion «est peut-être utopique». Oui, tout cela ne serait-il pas un peu utopique ? Comme pouvaient l’être l’ensemble des réflexions des soixante-huitards à une époque où ils prônaient l’amour et pas la guerre ?

Oscar Wilde, ce cher Oscar, disait bien qu’une « carte du monde sur laquelle ne figure pas le pays d’Utopie ne mérite pas le moindre coup d’œil ». Et croyez-moi, c’est bien pour cela que je suis allé voir celui qui mène l’insurrection contre les intrants qui seraient trop nombreux à ses yeux à être encore utilisés dans la conception d’un vin, fut-il bio ou biodynamique. En plus du doute que j’affiche souvent lorsque je me trouve en présence d’un vin dit «naturel», je reste donc sagement figé, comme Antonin, dans cette utopie un rien naïve, bien décidé à accompagner de ma curiosité tout ce qui se fait dans ce registre du « nature ».

Tout en demeurant sceptique. Car je suis à l’écoute, convaincu qu’aucun de ces nombreux vins « bizarres » goûtés ces vingt dernières années se revendiquant peu ou prou de ce mouvement n’a été en mesure de m’impressionner au point de m’émouvoir jusqu’aux larmes. Se pourrait-il cependant que je sois à ce point insensible à la beauté des choses ? Je ne le crois pas.

Michel Smith

Cet article a été précédemment publié en Octobre 2015 sur le site Les5duVin

Un amour de Manzanilla

3 Sep

Voudras-tu me pardonner d’avoir osé publier cette lettre qui, franchement, frise le ridicule ? Es-tu toujours du côté de Cadiz ? As-tu des enfants ? Serais-tu grand-mère ? Pardon d’être moi-même, incorrigible maladroit, mais faut dire que par moments, vois-tu, des choses de ma vie antérieure se raniment et remontent à la surface. Pour mon plus grand bonheur, mon cœur ce matin s’est mis à sautiller d’émotion tandis que je me préparais au réveil. La raison est simple, elle est presque enfantine : je venais de rencontrer ton visage dans un songe joyeux où je revisitais l’Andalousie en m’attardant passionnément dans cette poche très spéciale, ce triangle magique qui part de Jerez de la Frontera à El Puerto de Santa Maria pour finir par la ville de Sanlúcar de Barrameda où il me semble que tu avais de la famille. 

Cette lettre vois-tu, je la publie sans honte pour raviver une flamme bien trop brève, un amour de passage comme on dit, une folie douce autour d’un vin, d’un paysage crayeux, rêverie de voyage, instant de doux égarements, nuit enchanteresse au sein de laquelle j’ai trouvé refuge autrefois, le temps d’une rencontre magique, femme et vin à la fois, souvenirs ponctués de regards insistants, de petits plats bigarrés et piquants sur fonds de chant profond accompagné de guitare flamenca.

La carte postale…

Oui, je sais, j’ai cette fâcheuse tendance à exagérer, à tout déformer. Partout, je lis “le” Manzanilla alors que pour moi c’est “la” Manzanilla, quelque chose de définitivement féminin, comme l’eau est à la bouche, la salsa à La Havane, la tomate à la pizza et ainsi de suite. Oui, je persiste encore à vouloir féminiser ce vin andalou qui m’est devenu si familier depuis que je l’ai rencontré presqu’en même temps que j’ai fait ta connaissance à Sanlúcar de Barrameda lors d’une de ces visites professionnelles où je pensais plus à m’enivrer de tapas et de finos qu’à travailler sérieusement. Oui, te souviens-tu de cette visite où je t’ai trouvée grâce au hasard de la rencontre ? Fille étincelante décidée à conquérir le monde, si séduisante dans ton chemisier rose à peine transparent et ton pantalon jaune-orangé si bien adapté à ton allure de jeune étudiante déjà bien engagée dans la vie, forte de ta maîtrise de la langue française (ta maman, si mes souvenirs sont bons, était native de Bordeaux), tu finissais en ce début septembre ton stage de guide touristique dans les chais des Bodegas Barbadillo, une des maisons les plus traditionnelles de cette cité bizarre étalée – écartelée devrais-je dire – de tout son long sur le flanc bas du fleuve, là où ce dernier s’ouvre en une sorte de virgule géante à la rencontre de la Méditerranée

©MichelSmith

Le sac de plage en bandoulière encombré de dossiers de presse, les anses reposant sur ton épaule cuivrée, le flot de tes cheveux blonds en partie retenus, je crois, par un élégant foulard blanc filant derrière le cou pour finir presque jusqu’au creux du dos, tu paraissais fière d’accueillir ce petit troupeau de journalistes fans de fino, fière et heureuse de transmettre la culture de cette région de Jerez que tu aimais “par dessus tout”, ainsi que tu nous l’avais confié avec cet air triomphal qui te caractérisait. Cela se passait juste avant d’entrer dans la pénombre d’un chai monumental qui semblait s’imbriquer dans les fondations du château de Santiago en haut duquel, à condition de vouloir gravir les marches sous une chaleur torride, la vue sur le Guadalquivir était grandiose et mémorable. C’est fort probablement à cause de la lumière tamisée qui filtrait en rayures inégales dans l’espace étrange de cette cathédrale remplie de botas empilées les unes sur les autres que tes yeux d’un vert olive teinté de filets dorés me sont apparus, un peu comme s’ils cherchaient à capturer la part infime et inaccessible d’un soleil à peine tiédissant en ce début de soirée. Dans la décontraction la plus totale, un brin d’accent dans la voix qui se voulait enthousiaste, tu nous récitais une leçon bien apprise sur cette flor mystérieuse et microbienne, cette “fleur” qui pour nous n’est qu’un voile le plus souvent d’un blanc disgracieux recouvrant la surface du vin, mince tapis qui se veut avant tout « nourrice », de celle qui accompagne l’apprentissage du vin dans des fûts aux trois quarts remplis, ce vin qui deviendra (ou pas) Fino à Jerez mais qui ici se nomme Manzanilla

©MichelSmith

Que la Manzanilla était bonne ! Et que tu étais belle ! Belle au point d’en oublier ton prénom ce qui explique qu’aujourd’hui, tout en écrivant ces lignes, je ne retiens que ce mot, celui qui devient le nom que je te donne provisoirement, ma chère Manzanilla. Peut-être t’appelles-tu Lola, Pilar, CamilaSara ou Carmen ? Peu importe puisque tu restes pour moi LA  fille de LA Manzanilla, ce vin que l’on boit frais, celui qui a l’amertume légère, le goût de la liberté, de la rencontre, de l’amour. Il me semble qu’avec précaution ce soir-là je t’avais dit combien je détestais les danses locales, les « sévillanes » sautillantes et leurs inévitables simagrées. Tu savais aussi – on en avait bien rigolé – comment je suis capable de me retirer comme un escargot au fond de sa coquille dès lors que s’exprime la fougue arabo-andalouse avec ses irritants et cinglants coups de talons, ses cris de torpeur semblables à ceux de la veuve éplorée, que le simple bruit sourd des sabots qui martèlent le sol me fait fuir, sans parler de l’odeur du crottin chaud dans l’arène, du parfum volé et abusé de mes voisins, de la sueur et de la poussière. À cause de ces préjugés qui me font honte aujourd’hui, j’ai eu l’impression que ce soir-là, lorsque mes camarades furent partis pour rejoindre leur hôtel de luxe à Jerez et que j’ai décidé de passer la nuit à Sanlúcar, notre destin était lié, j’en étais sûr, au moins pour une nuit. Même s’il n’y avait pas à l’époque de zéro six, j’avais la certitude que nous allions nous revoir très vite.

©MichelSmith

Peu après cette visite suivie d’une dégustation, je suis sur cette large promenade qui frôle le fleuve et la plage en essayant tant bien que mal d’allumer un robusto dans le vent léger de la mer. Tu me croises, on se regarde un bref instant, on s’aborde franchement et je te demande si tu n’aurais pas une bonne adresse de fruits de mer. Maintenant, j’en suis certain, ça me revient, tu t’appelles bien Carmen. Original n’est-ce pas ? Toi et ton regard Carmen, toi que j’ai osé draguer dans la rue, cette même Carmen qui m’évoque Carmen SevillaCarmen Miranda ou plus proche de nous Carmen Amaya, ou bien encore la mondialement connue Carmen de Bizet, oui toi Carmen, tu me conduis à quelques pas de là aux portes de la Casa Bigote, cet immanquable bar et restaurant du quartier Bajo de Guia.

©CasaBigote

Pas de réservation, mais tu nous a déniché une place de choix pour engager la conversation au seuil de notre nuit agitée arrosée de maintes copitas de vin blanc toujours frais dans un défilé bien orchestré par les demoiselles de la baie de Cadiz : grosses carabineros frites couleur rouge sang, gambas blanches tirant sur le rose ou adorables langostinos tigrées du golfe de Cadiz. Je suis certain qu’à ce moment même où nous trinquions en nous regardant fixement j’ai dû penser à la Belle de Cadiz et à ses yeux de velours. Il me semble aussi que, revoyant à tes yeux coquins, contrairement à la ritournelle, la belle andalouse en face de moi était désireuse d’un amant…

Les crevettes tigres !

Une fois dehors, moi grisé par la bonne fortune de ce repas partagé, le vent séchant quelque peu ma chemise collant à ma peau de par la moiteur tropicale de la salle pleine à craquer, toi tu étais toujours là, vaillante, quoiqu’un peu hésitante. Puis, comme illuminée par ma proposition d’une tournée des bars typiques, avec pour bonne excuse : « goûter la Manzanilla dans ses différences d’un quartier à l’autre de la ville », nous sommes partis en vadrouille. Tu avais le désir fou de me montrer ta cité en partie blanchie de chaux, la volonté de trainer encore en ma compagnie. Vers une heure ou deux du matin, je laissais un instant ton visage radieux pour plonger mes yeux vers ton corsage entrouvert où luisaient quelques perles d’humidité rejoignant l’armature de ton soutien-gorge blanc d’où je devinais, comme par hasard, tes petits seins rondelets.

©MichelSmith

C’est en pensant à toi, à cette nuit ardente et tourbillonnante qui nous a fait passer d’un bar à l’autre jusqu’au lit profond de cette vieille pension au patio andalou, qu’en ce matin lumineux, trente deux ans après, si ma mémoire est bonne, je revois le moment ô combien cruel et détestable où l’envie de quitter tes yeux d’amande pour aller faire semblant de travailler et rejoindre mon groupe à Jerez a finalement été plus forte que le rêve que je caressais en secret et qui me disait de rester à tes côtés. De rester ne serait-ce qu’un jour ou deux pour un bain de mer en ta compagnie, pour un plat partagé de coquillages, pour une nuit de plus dans tes bras.

C’est fou comme la Manzanilla peut-être mauvaise conseillère quand on en abuse !

Michel Smith

Comment « dire » le vin ?

2 Sep

Il y a peu, je me suis laissé embarquer dans une série de pensées (un peu vaines à dire vrai, pas très claires, je l’avoue) sur l’approche qui m’anime lorsque j’évoque le vin. Il serait temps vous me direz, puisque cela fait bien quarante années que je cause de ce sujet. Ce n’est pas pour attribuer des médailles, encore moins des bons points mais, après plusieurs années et des milliers de pages de lectures, je m’autorise une modeste auto analyse : grognon, brutal, désordonné, peu équitable parfois et souvent un peu trop enjoué ou trop catégorique, je ne me prive pas de clamer mes préférences et de fustiger les modes. Le côté positif de tout cela c’est que l’on sera toujours d’accord au moins sur un point : le vin c’est du ressenti. Comme la peinture, la musique, la littérature, le cinéma (j’en passe), le vin est une forme d’art à l’état pur, de l’art tantôt brut, tantôt sophistiqué, divin, maquillé, copié, tantôt purement et simplement raté

Aussi, je dois dire que ce qui a joué dans cette réflexion m’est venu suite à l’ouverture d’un tour de vis de ma Manzanilla de Barbadillo bien frappée, bien entendu, notes de café/noisette, de brindilles sèches en feu et de la moiteur salée d’un bord de plage, tôt le matin, tandis que les bateaux au loin rentrent au port. Et avec ça une irrésistible envie de filets d’anchois à l’huile d’olive posés sur une biscotte largement beurrée. Est-ce juste au moins d’écrire cela ? Faut-il en dire plus et mieux ? Est-ce suffisant ? Bien sûr ces questions ne sont pas nouvelles et je crois bien que c’est mon quatrième article sur le sujet avec, bien sûr, des arguments différents à chaque fois en fonction du public auquel je m’adressais. Et comme là je n’ai pas encore de public, je vais dire ce que je pense profondément, du moins je le crois.

Comme je viens de le dire, arrive alors l’inévitable et lancinant moment du questionnement qui se répète, du comment parler de tout cela, du comment être au plus juste, au plus près, sans pathos, comment aller plus loin, comment mieux parler du vin ? Il y a comme un air de déjà-vu, comme une vieille rengaine des Moody Blues, dans cette série de questions puisque, mes camarades et moi, mettons des mots et arrangeons des phrases sur le vin en fonction de nos états d’âmes, de nos goûts, de nos couleurs, de nos naissances, de nos mariages, de nos divorces, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Pour ma part, j’ai retrouvé cet article qui date un peu, article long et alambiqué comme d’habitude, et sujet à caution, mais qui à mon avis colle toujours (en partie) au thème qui me turlupine et que je souhaite développer de nouveau. Bien sûr, depuis, j’ai encore le sentiment d’avoir vieilli un peu plus ce qui explique peut-être pourquoi j’ai envie aujourd’hui de revenir sur ma façon de voir les vins. Car même s’il m’est arrivé parfois insidieusement de le penser, je ne crois pas avoir tout vu sur le vaste sujet du vin et surtout sur les femmes et les hommes qui vont avec.

D’un côté il semblerait nous ayons nous les journalistes une propension à la dégustation savante, voire sérieuse, bien encadrée et, accessoirement sensorielle (les 3 «S»), de l’autre nous abordons épisodiquement des dégustations longues mais concises et bien renseignées, y compris le plus important peut-être : le prix. Peut nous passer par la tête ensuite l’envie d’une dégustation plus légère, un brin badine, plus décontractée pour ne pas dire brouillonne, mais efficace tout de même, c’est-à-dire convaincante. Convaincante, certes, mais  dans quel sens l’entendre ? Simple, facile à liresans mots savants bref, utile et capable de déclencher chez le lecteur lambda un intérêt certain. Lesquels de ces travaux d’analyses, de descriptions et de transcriptions, aussi réfléchis soient-ils, sensés, soignés, respectables et honnêtes, quels sont ceux qui conduisent au but final que j’estime noble, celui de délivrer une bonne dose d’envie ? Là, je dois avouer que je sèche un peu face à cette question aussi inattendue que conflictuelle. C’est pourtant à mes yeux le nerf de la guerre, l’essence même de notre métier, du moins dans le temps bouleversant que nous traversons depuis l’an 2010, puisque le simple fait de poser cette question anodine nous dirige systématiquement sur le sujet courant, sujet abordé avec vous et qui consiste en fait à débattre sur les façons que nous avons de parler du vin. Ouf !

©MichelSmith

Je pense que réussir à faire désirer un vin, ne serait-ce qu’auprès d’un seul de nos lecteurs, devrait suffire à nous rendre heureux. Chaque approche, chaque méthode, chaque écriture est originale, certes, et c’est déjà un point d’importance sur lequel nous devrions tous, journalistes et par essence « informateurs », réfléchir de temps en temps. Avec pour mission principale, aller à l’essentiel. L’essentiel, c’est quoi ? C’est en fait dire que c’est bon ou pas bon ! Soit, mais encore ?

Puisque nous sommes tous ici un peu narcissiques (preuve en est !), qu’il peut y avoir aussi de la frime dans le monde du vin, puisque que chacun de nous a cette liberté qu’il chérit et qui lui donne en plus de l’espace pour rédiger en son nom propre et qu’en outre on cultive volontiers une forme d’entre-soi, je vais mettre mon grain de sel parlant de moi en disant de façon aussi nette que claire, même s’il m’arrive de me laisser prendre au jeu du passé, que j’en ai un peu soupé de ces longs descriptifs des vins pris un par un. Les commentaires qui les concernent, toujours à mon humble avis, n’engagent plus guère le sacro-saint consommateur à acheter à un tel point que ce dernier, me semble-t-il, se détache du vin préférant, hormis le cocktail qui défonce la gueule, l’eau en flacons design, la bière, le soda et le jus de fruit du rayon bio quitte à payer deux fois le prix d’une bonne bouteille. Qu’est ce qui barbe les gens quand on leur cause pinard ?

Les descriptifs par trop lancinants sur les arômes (la cerise, le citron, la rose de grand-mère, la vanille bourbon, la glycine, le tilleul en fleur, la pivoine, le lilas…) que les lecteurs ne retrouvent pas forcément (manque de formation, d’éducation ?) dans les vins et qui apparaissent comme de simples mots jetés en l’air à la manière d’une contre-étiquette excessivement laudative et publicitaire. J’imagine qu’ils buttent aussi sur les sensations lorsque la longueur, l’épaisseur, la rondeur, la fraîcheur sont mises en avant. Ils tiquent encore sur la quantité de vins que, tels des ogres, nous engloutissons et qui, par la force des choses, complique l’envie qu’aurait le consommateur de faire un choix dans un commentaire beaucoup trop riche, détaillé et exhaustif, mais aussi parfois ardu. Quand je relis certains de mes commentaires, je plonge ma tête dans mes bras en me demandant comment le consommateur lambda pourrait-il être capable de faire un choix sur une vingtaine de vins décrits avec enthousiasme et sur bien trop de lignes. Il est vrai que parfois, je ne puis m’empêcher d’en rajouter.

Moi qui jadis était contre, je rêve de revenir à la simplicité d’une notation chiffrée (sur 10 ou sur 20 ou encore 100 pour les anglo-saxons) et je me dis qu’après tout, quelques mots, pas trop, devraient suffire du style «si j’étais à votre place, j’achèterais avec certitude ce vin, oui en grosse quantité, ou non, à moins que peut-être pour une occasion spéciale…, quant à cet autre flacon, je n’achèterai jamais». Ce qui explique, toujours à mon avis, que certains blogs professionnels et commerciaux, comme celui de l’ami Tim Atkin, fonctionnent sachant aussi que tout ou presque est commercial chez nos amis d’Outre-Manche que je salue au passage pour leur pragmatisme et leurs dons pour la spéculation ! Mais c’est une autre histoire puisque oui,  c’est certain, il y a entre nos pays respectifs des manières bien différentes d’approcher le vin. Question de culture… Pragmatisme, le mot est lâché. Et si nous manquions, nous les «spécialistes», d’un chouïa de pragmatisme ?

©MichelSmith

Voyons voir… À titre d’exemple, je vous propose de vous pencher sur trois vins que je déguste pour vous (comme pour moi !), des vins achetés en ligne dans la vraie peau d’un consomme/acteur avec mes propres deniers pour leur bon rapport qualité-prix, vu que je ne suis pas riche. Des vins d’été, bien sûr, arrivés en juin chez moi fort rapidement et dans d’excellentes conditions. Trois vins, trois ambiances pour passer la saison et plus dans le style fino : une manzanilla déjà connue, La Gitana, presque «ordinaire» (5,50 € sans le transport) mais appréciée pour sa régularité et son rôle efficace sur les crustacés; une autre, on ne peut plus classique, de marque Solear de la maison Barbadillo (un peu plus de 6 €); la dernière, avec une étiquette de Montilla-Moriles je dois dire inconnue à mon cerveau reptilien, mais semble-t-il assez bien cotée, du moins auprès de mon oracle Michel Bettanne, un expert, tout de même, vin choisi, avouons-le, à cause de son prix, un peu moins de 3 € (oui, vous avez bien lu !), le tout livré chez moi en ajoutant une trentaine d’euros pour le transport en tenant compte du poids et de la distance sachant que je suis désormais héraultais, donc pas très loin du magasin Grau qui me livre depuis son site en Catalogne. Pour ce dernier vin, je me disais « allons-y, je ne risque pas grand chose : si c’est pas bon, j’en ferais un vinaigre« . 

La surprise ©MichelSmith

Maintenant, à ce stade, soyons un peu plus précis : comment en parlerais-je sachant que les trois vins sont honnêtement bons ? C’est la question (le dilemme ?) que je me suis souvent posée pour moi-même, mais aussi lors de mes rares participations en vue d’attributions de médailles et autres concours pour lesquels le petit monde du vin s’extasie et qui fait le bonheur de la grande distribution. Eh bien, je dirai avec conviction de vous saisir sans attendre au minimum de douze bouteilles de Montilla-Moriles car, non seulement son prix est une invite, mais c’est une formidable découverte (pour moi qui suis toujours en retard), et c’est aussi un vin non exempt de finesse qui, mutage en moins, allège quelque peu l’expérience fino encourageant au passage les mariages coquillages, petits crustacés, poissons. Voilà, c’est tout et c’est déjà pas mal, non ? À moins de se prendre pour un respecté critique du Monde des Livres ou de Jazz Magazine et d’aller plus loin dans l’introspection… Ce dernier vin, compte tenu de son prix, je le mettrai en cave deux à trois ans, juste pour voir.

Soyons encore plus clair vis-à-vis de notre lectorat en affirmant que la plupart des vins que nous décrivons nous ne les payons que rarement. Je crois que cela change du tout au tout notre perception car, en agissant ainsi, nous ne sommes plus consommateurs acteurs et notre vison du vin en est quelque peu biaisée. On va me rétorquer que nous ne pourrions jamais nous payer les vins que nous nous offrons en dégustation. Certes, mais alors – en dehors de notre riche expérience du vignoble que nous devons aux voyages de presse toutes dépenses prises en charge – sommes nous de réels prescripteurs ? On va m’objecter encore que nous faisons profession de journalisme et que nous ne faisons en quelque sorte que rapporter ce que nous voyons et goûtons. Bêtes et disciplinés, en somme ! Alors qu’en réalité ce n’est que de la communication, de la pub pour une région, une appellation, un échange de bons procédés, certes émaillé de nos libres commentaires, mais des commentaires qui peuvent être sujets aux influences soit des vignerons eux-mêmes, de leur enthousiasme à « bien faire », soit de leurs attachés de presse qui ne font de leur côté que leur métier de presque lobbying. Pas si couillon, le consommateur nous lira, peut-être, au risque de remarquer bien vite que nous sommes des privilégiés qui peuvent engendrer le doute et que nous écrivons « sous influence« . Libres, mais pas tout à fait. Le métier de journaliste n’est vraiment pas aussi facile qu’on le croit !

Mon adoré ©MichelSmith

Je ne sais si mes camarades approuveront tout ou partie de ce que je viens de pondre sous l’emprise de la Manzanilla (en dehors de Lustau avec sa PipirusaBarbadillo est en fin de compte la meilleure…), toujours est-il qu’il faudrait peut-être que nous réfléchissions sur une nouvelle façons d’aborder ou de parler du vin. J’ai bien dit « peut-être« . Toutes ces réflexions bues pour dire que, bête, pas trop méchant et discipliné, je continuerai «comme avant». Avec mon lot d’échantillons achetés avec ma carte de crédit ou d’autres qui me seront adressés par des vignerons volontaires que je connais et que, par conséquent, il me sera difficile de blesser leur enthousiasme et leur égo. C’est pourquoi je m’efforcerai, à l’instar peut-être de mes camarades quand l’occasion leur est donnée, d’être plus réaliste dans mes commentaires, d’attendre plusieurs jours avant de célébrer un vin, de voir son comportement, son évolution, et surtout de vous fournir l’essentiel, je veux parler du prix public de chaque vin décrit. Et de me demander enfin si oui ou non j’achèterais un tel vin pour le mettre en cave. Du moins, je vais essayer. Avant de me contredire, probablement sous peu.