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Le Biz nouveau est arrivé !

28 Mar

Chaque année, en période de vendanges, il me revient en tête. Comme la Chansonnette de Montand ou comme un boomerang que l’on aurait lancé avec précision au cours de l’endormissement hivernal de la vigne pour le recevoir entre les mains (ou entre les dents) au moment crucial des vendanges. Pas de doute, il énerve, il agace, il jalouse, il irrite les pores de la peau, et pourtant, l’homme du vin, c’est bien lui, le dénommé Hervé Bizeul. Oh, il ne se revendique pas comme tel, il ne proclame pas non plus qu’il l’est, mais il insiste surtout avec justesse, me semble-t-il, sur la nécessaire vision que l’on se doit d’avoir lorsque l’on parle du vin : celle d’un rapport intime entre l’homme, la plante et la nature. 

Le travail de la vigne est saisonnier et il serait stupide de croire – à l’instar de bien des protagonistes vineux – qu’il suffit de planter la vigne dans un trou pour en récolter ensuite tous les bienfaits et les bénéfices sonnants et trébuchants. Alors, j’en reviens à Hervé Bizeul, le type même de celui qui apprend en cinq minutes, l’encyclopédiste, le curieux de tout, le frangin qui cuisine comme un chef et qui séduit les nanas à coups de fourchette et de cuisson longue, le gars qui énerve quoi, au point d’en rajouter des lignes et des lignes sur un blog à nul autre pareil où il apparait en ouverture avec une fleur des champs entre les dents.

Tout ce qu’il raconte dans ce blog indiscipliné est intéressant, tout ce qu’il décrit force l’intelligence, il fascine autant les vignerons culs terreux qu’il interpelle aussi ceux de la finance qui mettent leurs billes dans une terre starisée. On y suit les vicissitudes d’un homme des villes devenu rat des champs, explorateur infatigable de cailloux, de bosses rocheuses, de plans inclinés, chercheur sans diplômes en sciences viticoles, astrales, florales et tutti quanti, animateur-formateur d’équipes de femmes et hommes dont le principal est d’aimer le travail et de faire naître le plaisir qui en découle, même en rechignant les jours de pluie ou en grelottant face à la tramontane. Tout ce qu’il écrit, souvent avec beauté et drôlerie, tout ce dont il rêve et dont il reçoit l’émotion, un livre, une chanson, un poème, tout ce qu’il apporte, même lorsque le ton devient franchement technique, tout cela me touche, m’interpelle comme on disait il y a 50 ans, me frappe le cerveau et me laisse songeur quant au dur labeur de la vigne et du fruit béni que l’on attend d’elle.

Comme l’an dernier, ses billets au jour le jour de la vendange me sont devenus lectures indispensables. Alors faîtes comme moi, abonnez-vous au Biz Nouveau et suivez le temps des vendanges pas à pas, filez droit sur le site d’Hervé Bizeul et de son Clos des Fées !

Michel Smith

Millésime Bio 2022 : mon petit parcours.

3 Avr

Bio ou pas, le tout dernier jour d’un salon consacré au vin a le plus souvent l’allure d’un vagabondage apaisant, et ce, pour plusieurs raisons, à commencer par le fait que l’on y croise moins d’emmerdeurs, moins d’anciens combattants de la vitisphère aussi, moins de vignerons saisis de grossetêtisme aigu, de journalistes désœuvrés ou sur le déclin (c’est mon cas !), moins de sommeliers starisés, moins d’attroupements aux stands des célébrités vigneronnes. En route pour une journée de dégustations à Millésime Bio 2022.

©Salon Millésime Bio

En réalité, pour bien visiter un tel salon (plus de 1.500 exposants), il faut s’organiser, planifier ses dégustations, parcourir des kilomètres en tentant d’éviter les enseignes amies afin de respecter au mieux un planning et enfin, boire, boire beaucoup d’eau. Autant de choses dont je me sens incapable. Sans organisation précise, il faut donc se fier à l’improvisation et à la liberté qui en découle. Suffit alors d’arpenter une travée prise au hasard, d’éviter les invitations pressantes de commerciaux aux allures de rabatteurs de boîtes de nuit, ne pas trop se fier aux mines souriantes des uns et des autres, marcher droit en levant bien la tête pour repérer les noms d’exposants, noms qui déclenchent l’envie de passer son chemin ou, au contraire, de s’arrêter pour une pause ou une dégustation des plus complètes. Ce faisant, on accepte le principe du choix arbitraire, voire hasardeux : c’est ainsi que, de manière à ne pas trop embrouiller mon palais, et ce, jusqu’à l’heure du déjeuner, j’attaque sans discussion au blanc sec, puis j’accélère aussi sec au rouge jusqu’à ce que la faim, comme réveillée par les tannins, se profile et me tenaille. Pour finir, clore la visite par des bulles. Pas de vins spéciaux, privé de liqueurs, de cidres, poirés ou bières…

On part donc avec l’idée que l’on ne va pas participer à un marathon-dégustation à l’image de ce que l’on savait faire lorsque l’on était jeune et beau, mais que l’on s’autorise juste une promenade curieuse pleine de bonnes surprises. Accepter enfin le fait que l’on ne peut pas tout en même temps goûter, cracher, se concentrer, prendre de notes et photographier. Ceci explique la pauvreté des illustrations dans ce reportage, la plupart de mes photos étant ratées du fait d’un encombrement quelque peu déstabilisant : carnet, stylo, mouchoir en papier, portable, etc.

©PhotoMichelSmith

Il me fallait des blancs en ce début de matinée lorsque je me suis scotché au stand de Jean (le père) et Victor (le fils) Gardiès qui, selon ma propre expérience des vins du Roussillon, sont à mettre en peloton de tête d’un éventuel top ten de cette région qui fut longtemps la mienne. Les Gardiès m’ont présenté 4 blancs secs, tous impeccables, issus de leurs vignes, ce qui prouve une fois de plus que le Roussillon devient de plus en plus un eldorado pour des vins de cette catégorie. Les quatre, de vignes, de cépages sudistes, d’assemblages et d’élevages différents, traduisent la grandeur des paysages de la Vallée de l’Agly et attestent de façon admirable le travail sérieux et réfléchi effectué de longue date par Jean Gardiès. Mon préféré est la Torreta (40 €), un vin nouveau basé sur le Tourbat en majorité (Malvoisie du Roussillon) et le Maccabeu, le tout élevé plusieurs mois en demi-muids et 12 mois en bouteilles. Moins cher, le Grenache gris joliment intitulé « Je cherche le ciel » (19 €) est tout aussi remarquable. Ça commence bien, et j’ai au moins une photo !

©PhotoMichelSmith

Deuxième halte blanche, angevine cette fois, au Domaine Ogereau qui, sur 23 ha de vignes, en possède 5 ha en Savennières, le tout avec des lieux-dits bien répartis en 3 appellations. C’est parfaitement expliqué par Emmanuel Ogereau sur le site maison. Je ne goûte que les 2020 actuellement en vente et, après une “Saponnaire” ample et persistante, je pose mon nez sur la délicatesse des “Bonnes Blanches” (24 €), un sec doté d’une éclatante acidité évoquant cette lumière que l’on ne trouve qu’en bord de Loire. Retour vers le Layon, l’Anjou “Vent de Spilite” est comme cisaillé, sculpté par le temps, offrant droiture et structure, le tout porté par une persistance de toute beauté. On remonte vers Chaume avec cette “Martinière” d’appellation Anjou aux sols chauds et caillouteux qui évoquent puissance et longueur. Vient un Savennières “Le Grand Beaupréau” (27 €), clos situé sur les hauteurs aux pieds du moulin du même nom. Je tombe amoureux de ce vin car, tout en restant sur la fraîcheur tonique, je me laisse prendre par le gras, l’épaisseur, l’opulence… Une veine de grès sur le même coteau me fait tomber sur un Savennières “L’Enthousiasme”, blanc étale à la fraîcheur exemplaire, sans parler de la fougue énergique et de la longueur. Pour finir, un Coteaux-du-Layon Saint-Lambert (20 €), un entre-deux qui associe la finesse du botrytis à l’éclat de la fraîcheur. Je compte bien me rincer en beauté au Crémant, mais il n’y en a pas…

Par bonheur se pointe le Domaine Sauvète et son Touraine Sauvignon 2020 (10 €) très agréable de maturité, prêt à boire et joliment savoureux comme l’est le même cépage en Touraine Chenonceaux 2019 (14 €) à la fois clair et bien dessiné. Au passage, je ne peux passer à côté d’un rouge “Antea” 2018 de même appellation (comme de prix) marqué par 80 % de Côt aux jolies notes de cassis.

Photo©OlivierLebaron

I mix French and English with Deborah and Peter du Mas Gabriel et un délicieux Carignan blanc d’IGP Hérault 2021 (16 €). Bien que j’en sois tenté, je ne vais pas faire appel à la “minéralité”, mais plus à l’éclat fruité que m’évoque ce beau vin : poire et pomme presque blette, soleil, en veux-tu, en voilà, longueur aussi, acidité avec une pointe de verveine citronnée, c’est à mon avis un blanc d’avenir qu’il convient d’encaver. À noter que les “Trois Terrasses”, rouge 2020 (13 €) à majorité Carignan, au joli nez fin, velouté et notes de café en grains, souple, mais long, reste une fort belle affaire.

Languedoc toujours, même secteur de Caux, avec la Font des Ormes, domaine de 20 ha d’un seul tenant et un premier et prometteur millésime (2021, 14 €) blanc à forte majorité Rolle complété par le Grenache gris, aussi intéressant en complexité et longueur que l’IGP Pays de Caux 2021 (18 €), de pur et vieux Terret Bourret, sol de basalte sur calcaire. En rouge, je suis étonné par l’élégance du Coteaux-du-Languedoc Pézenas “Basalte” 2016 (28 €) dont les vignes de Mourvèdre, Syrah et Grenache sont au sommet d’une coulée de lave : notes salées, fumées, harmonie, distinction des tannins et jolis fruits rouges tout en longueur. Noter que ces deux cuvées existent en magnum.

Immanquable arrêt au stand d’Alain Chabanon, un des grands noms du Languedoc. On attaque avec le rosé “Tremier“ 2020 de pressurage direct, IGP Saint-Guilhem-le-Désert (12 €) à 80% Mourvèdre, reste Grenache blanc toujours aussi craquant de franchise ponctuée par un léger grésillement tannique. Un Terrasses-du-Larzac 2020 “Campredon” (Mourvèdre, Syrah, Grenache presque à égalité (16,50 €) vient ensuite : encore un peu perturbé par la mise récente, il ne livre qu’un joli fruit et une belle fermeté. Cependant, mon préféré en rouge reste tout de même le joli clin d’œil au Merlot “Petit Merle aux Alouettes” 2020 (16,50 €) qui, avec une macération de 30 jours, nous offre une magnifique matière, du grain et de formidable tannins équilibrés.

Prochain quai d’amarrage, celui de Rémy Soulié du Domaine des Soulié, à Assignan, un des tout premiers bio de France. J’y vais d’habitude pour son Malbec franc et sincère (7,50 €), ainsi que pour le sourire du vigneron et pour son Saint-Chinian toujours simple, joyeux et équilibré (7,50 € pour le 2021). Mais c’est la version 2020 d’un pur Cinsault (7,50 €), IGP Vin de Pays des Monts de Lagrage, certes un peu vert, mais bigrement frais et décoiffant en bouche, que je retiens le plus.

Photo©DomaineSérol

Puisque le rouge est lancé, c’est au tour du GamayCarine et Stéphane Sérol, comme toujours, sont à la manœuvre avec une Côte Roannaise 2020 “Les Millerands”, vieux plants de Gamay de 70, 90 et 110 ans d’âge à 520 m d’altitude qui d’emblée vous font sourire de plaisir tant la bouche est juteuse autant qu’harmonieuse. Engouement personnel pour le “Perdrizière” 2020 (sol de gorrhe) somptueux malgré une matière en réserve, particulièrement long en bouche et armé de jolis tannins. Sans soufre, 7 mois en amphores, “Chez Coste” 2020, vignes de 30 ans, ne démérite pas non plus : joli nez, souplesse en attaque, mais vif par la suite, bien structuré, il fait preuve d’allant et de charme. Et pour clore la séance, on a droit à une coupe de Méthode ancestrale dégorgée “Turbulent”, un pur jus de Gamay ne titrant que 9,5° (12 €) toujours aussi allègre et si beau à mirer !

Pto©MichelSmith

Au tour du Champagne avec deux maisons (et domaines) en ligne de mire, à commencer par Fleury qui se compose de 15 ha de vignes dans l’Aube. Sur 10 cuvées dégustées, dont deux Coteaux Champenois blanc et rouge, je retiens le brut nature “Notes blanches” 2015, un pur Pinot blanc toujours aussi vif, brillant, dense et plein d’esprit. Le très Pinot noir “Sonate” 2012, à la fois épicé, grillé et blé mûr, avait du mal à aller plus loin, car servi trop glacé. Ce ne fut pas le cas en revanche de mon favori du moment, le pur Pinot noir sans dosage (extra brut) “Boléro” 2008 (90 €), élevé au tiers sous bois, que j’ai adoré à la fois pour son bon rapport acidité/gras/densité, mais aussi pour sa structure et sa longueur. 

Enfin, au stand Leclerc Briant, maison qui dispose de 14 ha de vignes près d’Épernay, j’ai le plaisir de goûter un “Blanc de Meunier” 2015 (140 €), cuvée crée avec le millésime 2013 à partir de cépage Meunier ou Pinot Meunier provenant du nord de la Montagne de Reims. Un zéro dosage large et expressif en bouche, poire et pomme dominantes sur fond presque miellé. Tirage de 3 à 4.000 bouteilles.

Michel Smith

Le Rancio, c’est pas un rigolo !

12 Nov

Pour une fois, je vais vous jouer cool, pondre un truc sans esbroufe, sans emphase, sans phrases savantes. Quelque chose de pas trop docte non plus, du moins je l’espère, comme un papier qui voudrait utile, destiné aux vrais mordus du vin, aux passionnés, aux inconditionnels, à ceux qui savent s’abandonner, bref, aux honnêtes hommes (et femmes) dont l’esprit est grand ouvert sur le monde du vin et ses mystères.

Brigitte Verdaguer, Domaine du Rancy. Photo©Michel Smith
Brigitte Verdaguer, Domaine du Rancy. Photo©Michel Smith

Pas d’explications trop ardues, juste un peu de rêverie, de poésie teintée de méditation. C’est le style du vin qui l’impose. Car celui dont je vais vous causer n’est pas fait pour les beuveries entre amis. Il s’agit plus, à mon avis, d’un vin de solitaire. Un vin à détacher du repas. Même s’il est difficilement contestable sur les fromages, parfois aussi au moment du dessert, ce type de vin que l’on sirote en fermant les yeux est plus pour moi un vin de réflexion à humer dans la pénombre d’un salon, dans la profondeur d’un fauteuil en cuir avec pour proximité le crépitement d’un feu de bois et, pour accompagner le tout, les volutes d’un havane qui se mêlent avec tendresse au piano d’un Samson François naviguant entre Liszt, Chopin et Ravel. Ou d’une troublante Maria Callas dans la Norma de Bellini. Mieux encore, il a beau être fait pour des plaisirs solitaires, ce vin que l’on nomme « rancio » ou « ranci » en catalan comme en français, qu’il soit sec pur et dur, ou pas trop, n’exclut pas cependant qu’il soit présent dans les ébats érotiques tant il a le don de vous coller à la peau, tant il suinte en vos veines, tant il exhale des parfums mystérieux et autant de voyages orientaux…

Collioure, oùl'on sait faire du rancio depuis des lustres. Photo©Michel Smith
Collioure, oùl’on sait faire du rancio depuis des lustres. Photo©Michel Smith

Tout d’abord, voyons ma définition : Sachant que « ranci » en Catalogne est aussi utilisé chez nous, de l’autre côté de la frontière, où les Banyuls, Rivesaltes et autre Maury sont plus souvent désignés sous le terme « rancio ». Peu importe le mot, les deux sont valables. Il faut savoir qu’en bon français le terme juste est « rance », mot qui, selon mon Larousse, s’applique à “un corps gras qui, au contact de l’air, a pris une forte saveur âcre, à l’image du beurre que l’on aurait oublié dans son beurrier, ou d’un morceau de gras de porc qui aurait mal vieilli. On peut donc, en bon français, parler d’un goût de « ranci » puisque dans nos dictionnaires l’adjectif existe aussi quand on veut évoquer l’odeur ou le goût de ce qui est rance, sachant aussi que ce terme s’applique aussi plus familièrement à une personne qui aurait mal vieilli. Or, en matière de vin, c’est plutôt l’inverse qu’il faut rechercher : le goût d’un vin “à l’oxydation ménagée”, comme disent les pros, un vin qui aurait de préférence « bien tourné » qui aurait survécu tant bien que mal à un long combat avec l’air, mais qui pourrait aussi « mal tourner » dans certains cas hélas lorsque l’aspect ranci du vin est par trop désagréable, lorsque l’aboutissement de cette aventure contre l’air vire au piqué ou au déséquilibre. Dans ce dernier cas, on devrait plutôt parler de « vins occis », vins qui se seraient laissés mourir par l’air ambiant !

Parlons-en de son parfum. Le ranci embaume dès qu’il entre dans le verre. Il marque d’emblée son territoire, montrant de manière flagrante qu’il ne s’agit pas d’un vin conventionnel. Car ce vin est tout bonnement l’ancêtre de nos grands Banyuls ou Maury, l’ancêtre de l’avant mutage, de l’avant législation. Il est sec et « rancioté » et c’est ce qui importe le plus. À moins d’avoir pigé dès le départ, je soupçonne que vous vous demandez où je veux en venir ? Rien de tortueux, rassurez-vous. Je souhaite simplement vous entraîner aujourd’hui au pays qui est devenu le mien par les hasards de la vie. C’est aussi le pays de Gérard Gauby, d’Hervé Bizeul et d’une flopée d’hurluberlus tous aussi curieux et cinglés les uns que les autres. Ce pays est la Catalogne, du moins la partie française de la Catalogne. Certains préfèrent entendre le nom de Roussillon, d’autres ne parlent que de Pyrénées-Orientales. C’est moins poétique, je le concède, mais quelque part plus exotique. Révisez donc votre histoire, moi, cela ne me regarde pas puisque je vois mon pays d’adoption comme un magistral trou du cul de la France riche d’une culture vinique à faire pâlir d’envie bien des vignobles plus tonitruants, notamment ceux de l’autre versant des Pyrénées. Mais passons, car l’important ici est de souligner l’hypocrisie de certains d’entre nous qui s’affirment « connaisseurs » et qui, finalement n’y connaissent pas grand-chose, ou si peu, à moins qu’ils n’oublient leurs classiques et qu’ils ne savent plus laisser parler leur cœur pour mieux s’ouvrir aux différentes approches du vin.

L'incomparable Rancio sec de la Rectorie, à Banyuls-dur-Mer. Photo©MichelSmith
L’incomparable Rancio sec de la Rectorie, à Banyuls-sur-Mer. Photo©MichelSmith

Je pense par exemple aux incultes qui osent dire que le rosé n’est pas un vrai vin ou que le vrai rosé doit se faire d’une manière et pas d’une autre. Et aux couillons qui ne rêvent que de grands crus en caisse bois avec la même force qu’il m’est arrivé d’avoir – en vain – en pensant qu’un jour peut-être Claudia Cardinale finirait tôt ou tard dans mon plumard… Mais ces gens-là ont-ils seulement entendu parler des rancios secs du Roussillon ? Ont-ils trempé une fois dans leur vie, voire effleuré de leurs lèvres le gras de ce vin mordant au possible ? Ont-ils su saisir ces longs moments de grâce où le vin pénètre dans le corps jusque dans les entrailles ? Ont-ils compris la claque ? Ont-ils saisi la jouissance ? Face à de tels vins, on a vite fait de faire le ménage autour de soi, d’évacuer les importuns. Le plus souvent, ils se contentent de placer avec dédain leur nez au-dessus du verre ventru pour le repousser illico presto sur la table. Bande d’ignares ! Incapables qu’ils sont de soulever la jupe de ces vins de bronze et de topaze revêtus du jeu subtil d’ombres et de lumières. La vraie révélation du Sud est bien là, et ils n’y voient que dalle !

Domaine Sire, un des rois du Rancio. Photo©Michel Smith
Domaine des Schistes, un des rois du Rancio. Photo©Michel Smith

Alors, voilà. La catégorie de vins dont je vais vous parler n’a rien à envier aux grands crus de Sauternes, du Jura ou d’ailleurs puisqu’ils sont résolument « à part ». Ce sont des vins « qui fouettent les papilles » comme le dit fort à propos l’ami Gérard Muteaud sur le site du Nouvel Obs dont je vous recommande la lecture.

Sire, Daguerre et Danjou, trois pontes du Rancio sec ! Photo©MichelSmith
Sire, Daguerre et Danjou, trois pontes du Rancio sec ! Photo©MichelSmith

D’abord, on pourrait dire d’eux que ce ne sont pas de vrais vins puisqu’ils vont à l’encontre de tout ce que l’on enseigne dans les cours d’œnologie. Depuis cent ans, on vous serine que l’air ambiant, l’oxygène, est l’ennemi du vin, les variations de températures aussi et la lumière pendant que vous y êtes. Or, reprenant une sorte de vieille tradition paysanne, le « vi ranci », comme l’ont dit ici, se faisait de manière empirique dans un vieux tonneau jamais rempli à ras bord dans lequel on rajoutait chaque année un peu de vin frais, celui que l’on ne vendait pas au négoce local et que l’on gardait pour soi. Il en résultait un vin pas toujours bon selon nos critères actuels, mais parfois miraculeusement fin, que l’on gardait pour les grandes occasions qu’offrait la vie familiale, mariages, communions, etc. Là, je vous parle d’une époque plutôt faste qui remonte aux années 1870 à 1970 où le vin ne connaissait pas trop la crise, en dehors le l’épisode du phylloxera qui dévasta le vignoble : 38.000 ha de vignes dans le Roussillon en 1820, 60.000 en 1907, 70.000 en 1931. Mais il paraît que la tradition est beaucoup plus ancienne, sachant que la vigne a toujours été présente dans le Roussillon en même temps que les cultures des céréales, là où c’était possible, et de l’olivier, bien sûr.

Photo©MichelSmith
Photo©MichelSmith

Souvent caché sous l’escalier ou dans une pièce non chauffée de l’habitation, ou bien encore dans un recoin du chai lorsqu’il y en avait un, parfois même dehors, sous un auvent – les caves étaient rares dans ce pays où le raisin se vendait à des sociétés comme Byrrh ou à des coopératives pour faire des vins mutés à l’eau-de-vie ou aromatisés – ce vin « perpétuel », quelque fois coiffé d’un voile microbien, prenait alors en s’oxydant et en vieillissant le goût étrange de la noix verte mêlé dans le meilleur des cas à quelques notes épicées et fruitées. Des goûts que l’on retrouve dans d’autres pays comme l’Andalousie où ce type d’élevage s’est sophistiqué au fil des temps pour devenir une industrie au service d’une appellation comme le Jerez, par exemple. En ce temps-là, on « éduquait » le vin plus qu’on ne le faisait.

Celui de Ferrer-Ribière. Photo©MichelSmith
Celui de Ferrer-Ribière. Photo©MichelSmith

Côté français, dans le Roussillon, ce goût particulier, celui qu’en Espagne on appelait le « rancio », n’était pas aussi apprécié, sauf dans les campagnes. Notre palais, surtout celui des villes, s’affinait et devait être plus sucré. Les industriels des apéros ont cherché à se débarrasser du sec et du rance en ajoutant de l’alcool afin de conserver les sucres du raisin. Ainsi naquirent les différentes appellations de Vins Doux Naturels qui  à l’époque réjouirent nos mémés et pépés, Rivesaltes, Banyuls et Maury en tête, suivis de toute la kyrielle des vins de marques destinés à l’apéritif, au « quatre heures » aussi. Précisons tout de même que la technique existait depuis le Moyen âge et qu’elle permettait tout simplement aux vins de voyager sans trop d’encombres.

Jean L'Hériritier et Marc Parcé, chevilles ouvrières du Rancio sec auprès de Slow Food. Photo©MichelSmith
Jean L’Hériritier et Marc Parcé, chevilles ouvrières du Rancio sec auprès de Slow Food. Photo©MichelSmith

Aujourd’hui,  il faut être fou et se casser la tête pour oser attendre 5 à 10 ans afin que le goût de rance, le fameux rancio, fasse surface et puisse être embouteillé pour être revendu à un prix conséquent. Il faut être cinglé pour exposer son fût à l’extérieur, lui infliger les variations de températures et les intempéries. Fou, parce qu’il y a de la perte (la fameuse part des anges) dans l’air et pas mal de risques à prendre : soit le rancio se développe de manière élégante et subtile afin de ne point trop heurter le palais des dégustateurs et c’est tant mieux, soit il imprime à un vin la limite repoussante, mais indélébile, quelque chose de vulgaire et de proprement imbuvable. L’autre gageure consiste à faire en sorte que la fermentation du jus de raisin se fasse totalement pour justifier le qualificatif de « sec », chose qui n’est pas évidente quand le taux d’alcool frise ou dépasse les 16°/17°. Pour ma part, il m’arrive de privilégier  certains types de rancios qui virent vers le demi-sec, donc pas tout à fait secs. Affaire de goût. Sur les roqueforts et certains desserts, ils sont incomparables, tandis que les secs peuvent jouer un rôle au moment de l’apéro sur des crustacés, des coquillages ou des anchois.

Le Rancio sec de la Préceptorie. Photo©MichelSmith
Le Rancio sec de la Préceptorie. Photo©MichelSmith

C’est pourquoi il convient de saluer l’initiative de Slow Food, association mondiale qui, sous l’égide de ses Sentinelles, et au début du millénaire, a remis au goût du jour cette production artisanale de qualité. Les cépages concernés sont les différentes variétés du Grenache (gris, blanc, noir), Carignan, Maccabeu. De là, une association de producteurs est née qui rassemble quelques domaines parmi les plus convaincus sous le nom de Rancios Secs du Roussillon. Peu ou prou, je rejoins mon ami Muteaud dans sa liste de favoris. Pour résumer, j’ai été impressionné ces derniers temps en priorité par les Frères Parcé, du Domaine de La Rectorie à Banyuls qui nous offrent un vin proprement divin, religieux, pur. Puis viennent le Domaine de La Tour Vieille à Collioure (« Mémoires », que je trouve d’un extraordinaire rapport qualité prix avec le « Cap Creus »). On remarquera ensuite des vins curieux comme ce « Ranfio Fino » (vin de voile) de Vial Magnères à Banyuls et dont j’aime aussi la cuvée « Al Tragou ». Autre vin semblable quoique plus discret, celui du Domaine Ferrer-Ribière, dans les Aspres. À ne pas négliger, le « Al Padri » de la Cave l’Étoile, également de Banyuls, probablement le moins cher, mais le plus rustique du lot. Avec le cépage blanc catalan Macabeu, il faut retenir les vins du Domaine de Rancy, à Latour de France. Pour le côté « solera » élevage particulier où les vins jeunes sont éduqués par les vins vieux en même temps qu’ils viennent les renforcer, il faut aller au Domaine des SchistesJaques et Nadine Sire font des merveilles aidés de leur fils Michael. Pour compléter la collection, ne pas négliger non plus l’un des noms les plus en vue, celui du Domaine Danjou-Banessy, qui offrait un 1980 d’enfer ! Je pourrais aller plus loin, fouiller de fond en comble le Roussillon des Aspres à la Vallée de l’Agly pour dénicher des vins, que dis-je, des trésors, à des prix défiant parfois l’entendement. Mais après tout, maintenant, c’est à vous de travailler !

Michel Smith

Rancio, patience et langue de « cha »

18 Juin

Pourquoi ne pas faire ici l’éloge de la Patience ?

L’autre jour, je me suis transporté sans me presser chez moi, au plus profond du trou du cul de la France, là où il ne fait tout de même pas si mal vivre puisque le monde entier y accourt. Là, aux pieds du Canigou, à quelques pas du Centre du Monde, nous avons une spécialité en matière de vins que de nombreuses régions nous envient. Une spécialité qui exige une sacrée dose de patience. Bon peuple, sois rassuré, car je ne vais pas t’asséner un énième cours sur les Côtes du Roussillon Villages (ou pas Villages), ni sur les Vins de Pays des Côtes Catalanes dont les plus excitants sont très carignanisés. Non, ce ne sont pas les braves muscats qu’ils soient de Rivesaltes, de Printemps ou de Noël qui ont retenu aujourd’hui l’attention de mes délicates papilles. Ce n’est pas non plus mon beau Banyuls, encore moins mon Maury chéri, chéri… (au fait, qui se souvient dAlice Sapritch et de son « chéri, chéri » ?) que je redécouvre pour vous en ce jour printanier.

Le vin dont je vais causer a le plus souvent l’appellation un peu vieillotte et un brin ringarde de Rivesaltes tout court. Vous savez bien, le style de vin de la mémé qui dit à sa copine après une séance de sieste suivie de papotages et de ragots : « vous prendrez bien deux doigts de vin doux ? » tout en sortant du placard la boîte (en métal) qui renferme les boudoirs et les  langues-de-chat. Ah les langues-de-chat de ma mémé ! Et les plus anciens de se souvenir du chanteur bellâtre, vantant les mérites de ce vin et de son beau pays dans une pub façon Séguéla – l’enfant du pays devenu défenseur de la Rolex et non du Solex – sur l’air entraînant de « Je vais te chanter la ballade, la ballade des gens heureux »… Toute une époque !

En ce temps-là, dans les années 60, les «marketeurs» n’avaient d’yeux que pour les apéritifs de marque (Vabé, Bartissol, Byrrh… mais il y en avait d’autres) qui rapportaient alors un fric fou. Ces marques, que nos grand-mères (et pépés) confondaient souvent avec du vin cuit, se sont éteintes un beau jour, sauf peut-être quelques-unes qui sont encore présentes en GD. Accompagnant ce déclin, le public a oublié que, sous le nom Rivesaltes, il pouvait coexister plusieurs types de vins : grenat, tuilé, ambré, hors d’âge, etc. Parmi ceux-là, il en est un qui, à mon humble avis, est promis à un grand et long avenir, c’est le style rancio. Attention, ce terme, ou plutôt ce qualificatif, peut avoir au moins deux sens : rancio sec et rancio doux. Il peut aussi offrir une palette de robes entre tuilées et ambrées. Bien que cette distinction ne figure même pas dans le décret (à moins de l’avoir mal consulté ou mal interprété…), c’est le premier style, le rancio sec, qui à mon avis a le plus de noblesse et le plus de chances de séduire le palais des amateurs de vins originaux. Du moins, c’est celui qui ne souffre pas la moindre médiocrité, le moindre relâchement, la moindre marque d’impatience…

#Vendredi du Vin # 63 : Le mariage de patience entre Rancio sec et langue de Cha

Pour quelle raison a-t-il l’heur de me plaire ? Tout simplement parce qu’il se rapproche d’un mode d’élevage antique, très influencé me semble-t-il par l’Espagne si proche (mais n’étant pas Catalan, je me garderai de me prononcer avec certitude, vous le comprendrez…), et surtout un style qui réclame le plus d’abnégation puisque, en partant d’un rendement déjà faible, il faut accepter les longs séjours en vieux foudres dans une pièce sans chauffage ni climatisation, périodes au cours duquel le vin sue littéralement et s’évapore dans l’air sous forme de part des anges, phénomène encore en vogue chez les meilleurs producteurs de Cognac et d’Armagnac pour ne retenir que ces exemples-là. De cet élevage dans le temps, sur plusieurs années, plusieurs décennies parfois, le vin acquiert en même temps qu’il se concentre un goût aussi inimitable qu’il est indéfinissable. Un fort goût que, dans le pire des cas, l’on qualifiera de «goût de terroir» ce qui ne veut absolument rien dire. Car, pour moi, ce rancio a le goût même de la patience.

#Vendredi du Vin # 63 : Le mariage de patience entre Rancio sec et langue de Cha

C’est que le rancio est rancio, voilà tout. Et dans le mot rancio, il y a rance. D’où ce goût de noix verte, souvent ponctué, selon les sols, les cépages, les variations thermiques et les foudres d’élevages, de raisin de Corinthe, d’abricot sec, de bigarade, d’épices, de pierre à fusil, de café torréfié, de feuilles de tabac en fermentation, d’ananas confit, de fumée, de résine grillée, que sais-je encore. Bu frais, mais non glacé, servi à petites doses, le rancio sec est un régal à l’apéritif, sur du jambon Jabugo, par exemple, du chorizo, ou sur des amandes grillées, des olives, des anchois, etc. Il est fait pour les calmes, les sages, les philosophes. Précaution à prendre, il convient surtout d’en limiter sa consommation afin de laisser un peu de place – et de chance – aux vins qui vont suivre à table. Cette remarque, selon moi, vaut pour toutes les circonstances. Car c’est aussi un vin que je goûte volontiers sur les fromages, vieux brebis, cantal, comté, beaufort, et en général tous ces fromages que l’on peut accompagner d’une marmelade d’orange amère. Le rancio sec, c’est un peu comme le tango corse (clin d’œil à Fernandel), un de ces délicieux vins « conditionnés » qui incitent à la méditation – seul dans un transat, les yeux mi-clos, un cigare à portée de main – ou à la contemplation d’un paysage, d’un tableau, d’un film et pourquoi pas à l’écoute d’une grande musique baroque (Haendel, Bach, Lully…), d’opéra ou de jazz.

Mais je l’ai expérimenté récemment sur un mariage plus qu’inattendu, en fin d’après-midi, quand venait l’heure des douceurs. Tout cela m’est venu d’une amie journaliste, Brigitte, aujourd’hui partie pour un long et mystérieux voyage dans le ciel. Sur sa page Facebook, la dame avait présenté un jour la photo d’un drôle de rectangle d’un joli vert pâle, un vert plutôt pistache. Il s’agissait d’une nouvelle spécialité japonaise baptisée «Cha No Ka», une langue-de-chat au thé vert Okoicha (Matcha) de Kyoto, le nec plus ultra, paraît-il, des thés verts épais. Cette délicate douceur qui ressemble à une œuvre d’art contemporain comporte une mince épaisseur de chocolat blanc, comme prise en sandwich entre deux fines couches de langue-de-chat au thé vert. Suprême raffinement, délicate attention, chaque biscuit est emballé dans un sachet sous vide.

#Vendredi du Vin # 63 : Le mariage de patience entre Rancio sec et langue de Cha

Je ne suis pas fan des citations à tout va, mais là, je me régale tant avec ce mariage inattendu que j’ai ressorti celle d’Oscar Wilde«Le seul moyen de  se délivrer de la tentation, c’est d’y céder».
Voilà qui est fait. Mais dans la patience, cela va de soi.

Michel Smith

PS. Article revu et corrigé paru en 2014 sur le blog Pourlevin de l’époque… sur Skyrock !