Manzanilla, instinct et tortilla.

16 Sep
©MichelSmith

Depuis ma déclaration à Carmen en début du mois (ne pas oublier au passage celle de nos chers Impôts…), il me semble vous avoir promis une suite incluant une dégustation. Aussi vais-je continuer sur ma lancée en rajoutant quelques grains de sel (andalou) à mon indispensable tortilla, celle qui va si bien avec la Manzanilla. Non pas la camomille, mais bien la Manzanilla. Une tortila faite, ces temps-ci, de pommes de terre, bien sûr, d’oignons et d’oeufs de ferme évidemment, mais aussi agrémentée de quelque restes de vieux jambon et chorizo coupés en petits dés, sans oublier de fines lanières de poivrons rouges archi goûteux, que je trouve en cette fin de saison.

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Sans tortiller, donc, venons-en à l’instinct qui nous guide en permanence, à ce moment précieux où l’instinct précisément réclame autant de liquide que de solide afin que la pensée puisse fonctionner au mieux. Au fil de l’été, l’instinct a bien voulu me conduire au cœur d’un labyrinthe festif et gourmand dont je me sors, provisoirement, qu’avec l’arrivée d’octobre et les prémices de l’automne, et ce après une entrée tonitruante en juin avec la réception de ma commande spéciale de Manzanilla. Chaque jour étant un détour joyeux, l’instinctif fut plus excitant encore, plus curieux, en particulier les jours de marché. Il y eut, dans le désordre, le craquant d’une peau de mirabelle à peine rosie, la suavité d’une pêche jaune bien mûre, le délicat parfum du fenouil émincé fin ou celui plus terreux d’une purée d’orties, le poivré piquant du radis blanc, la carotte vue sous toutes ses formes et espèces, l’ail nouveau, le goût redécouvert d’une variété de poivron rouge enroulé sur lui-même à la manière d’un chaton endormi, les retrouvailles avec l’échalote rose forme ballon de rugby réduite en miettes par la lame de mon couteau et réparties sur les surfaces luisantes des fines tranches de groin en gelée, spécialité de Michel, le charcutier de Herépian (Hérault), sans oublier la pure merveille tomate de septembre, la meilleure, la plus mûre, la plus aboutie. Et à chaque occasion cet instinct bestial qui me tortillait les tripes sur le coup de midi, l’instant, que dis-je, l’instinct Manzanilla. Souvent, en fond sonore, l’extraordinaire touché de Claudio Arrau gambadant de ses doigts en suivant Claude Debussy, rêvassant, sautillant et virevoltant tel le moineau qui passe de l’herbe à la branche et qui quitte l’arbre pour finir au bord de la flaque d’eau !

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Et moi qui vais gaiement, le geste machinal, ouvrant la porte du frigo pour saisir le verre vide laissé à portée de main sur un rayonnage (bien froide se boit la Manzanilla !) et, de l’autre main, puisant dans la porte presque au hasard le col d’une bouteille évocatrice, le poignet droit bien entraîné au versement d’un trait de vin blond au fond du verre bien givré. C’est ainsi que j’ai passé l’été en profitant de mes quatre marques de Manzanilla toujours prêtes à l’emploi en me ménageant presqu’au quotidien quelques minutes pour noter des observations ne serait-ce que pour affiner mon prochain renouvellement de commande. À propos, si je ne l’ai déjà fait, je vous conseille de ne pas commander ces vins en trop grande quantité car, même s’ils partent vite tant ils sont faciles à ouvrir autant qu’ils le sont à boire, ils ne supportent pas, à mon avis, de trop longue garde, disons guère plus d’un an. Je ne suis pas un expert en la matière, même si j’ai ma petite idée, mais certaines marques dépassant le million de bouteilles, il doit y avoir plusieurs épisodes de mises en bouteilles, genre tous les deux ou trois mois si ce n’est plus fréquemment en fonction de la saison ou du niveau des livraisons à assurer. Pas toujours indiquée, la date de la mise en bouteilles devrait être un marquage obligatoire (voir plus loin) garantissant ainsi une forme de fraîcheur propre au style fino de la Manzanilla. Si cela vous intéresse, je vous conseille de lire ceci sur l’excellent site Sherry Notes. Il en va de même pour les vins de ChampagneCavaCrémantsProsecco et autres bulles. Et, tant qu’on y est, cette mention devrait même s’imposer, selon moi, sur toutes les bouteilles de vin !

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Tout de suite, j’ai en tête une autre mise en garde qui découle de ce que je viens d’écrire et qui s’impose une fois relues mes notes de dégustations des années passées en les comparant avec celles d’aujourd’hui : hormis une ou deux exceptions (la Guita, la Papirusa), je ne retrouve pas toujours complètement le goût, le style de chaque vin d’une dégustation à l’autre. Un flacon d’un classique Barbadillo, par exemple, ne ressemble que rarement au même flacon ouvert il y a un mois ou deux. Alors, serait-ce un problème d’âge (le mien, d’âge…) ? Une histoire de mise en bouteilles fractionnée (voir plus haut) ? Un goût de lumière dû à une trop longue exposition en magasin ? Faut-il mettre en cause le bouchage vis que je préconise par ailleurs et qui ne serait pas aussi parfait que ça ? Cela vient-il d’une dégustation « anarchique », sous-entendu « tu goûtes le vin le matin en cuisinant puis tu oublies la bouteille entamée au frigo pour t’en servir le lendemain ou une semaine après » ? Serait-ce mon goût qui fluctue entre café matinal, cuisine épicée du jour et salade du soir ? D’autres questions encore… Mais à force de se poser trop de questions, le charme n’opère plus !

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Alors, on peut se poser la question : qu’est-ce qui distingue la Manzanilla de ses semblables andalous ? Pour ma part, il y a, en dehors de l’aspect salin (la mer est proche), une sensation de légèreté qui confine à une sorte de facilité – cette fameuse (fumeuse) buvabilité – de dégustation, surtout en compagnie des fruits de mer et de ceux en particulier que l’on prépare légèrement enfarinés plongés dans l’huile bouillante, je pense aux petits calamars, aux crevettes, au rougets et autres fritures. Je n’évoquerai pas ici les cuvées spéciales « en rama » (non filtrées) et millésimées qui sont de nos jours bien plus nombreuses que je ne le supposais ne serait-ce que quelques années en arrière avec, dernière nouveauté, des vins de crus c’est à dire d’un lieu spécifiquement indiqué, le tout en demi flacons. Cette course à l’originalité me dépasse quelque peu car elles ne fait qu’augmenter les prix vers un univers de luxe alors que jusqu’à maintenant la Manzanilla reste, du moins dans l’esprit de vieux grincheux tel que le mien, un vin festif, expressif certes, mais joyeux et simple, destiné aux bons plaisirs de la table marine et des comptoirs de bars remplis de vraies tapas et non de pâles copies. Pour finir, sachez que les prix donnés sont départ cave TTC et qu’il faut considérer un supplément raisonnable accordé au transport qui se fait rapidement et dans d’excellentes conditions comme j’ai pu le vérifier maintes fois en passant par (pub gratuite, j’insiste) la maison Grau, en Catalogne.

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Commençons par la Manzanilla Solear des Bodegas Barbadillo (6,24 €) qui, sans viser les sommets – la maison élabore d’autres cuvées bien plus ambitieuses -, n’en offre pas moins une bonne représentation de l’appellation avec une acidité bien marquée, certes, mais réussie même si, parfois, il arrive qu’on la trouve un peu dure. Dès le premier nez on sent la marée monter à l’instar d’un mascaret sur les bords de la Dordogne, juste avant le port de Libourne. Limpide, le vin joue son rôle d’aiguiseur d’appétit du début à la fin avec des notes salines en abondance, légèrement poivrées en finale. On ressent une faim de mer tant ce vin collabore volontiers avec les crevettes charnues et les coquillages, les telinas en particulier.

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La Manzanilla Macarena, élevée dans les chais des Bodegas Elias Gonzalez Guzman affiche une belle étiquette ressuscitée en 2014 à l’occasion du centenaire de la marque. Elle est une de mes préférées du moment, de par son prix (5,49 €) d’une part, mais aussi pour son allure, sa plénitude en bouche, sa belle et fraîche amertume qui fait qu’elle assure à la fois sur les plats de viandes crues marinées comme sur le poisson. En prime, une bonne persistance en bouche conduisant à une finale nette au jolies notes grillées-salées de pistache.

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Elle a beau mettre en avant son 250 eme anniversaire en plus de sa note élevée dans le Wine Spectator, la Manzanilla La Gitana des Bodegas Hidalgo (5,51 €) est en ce moment une des plus courantes dans le registre du bon rapport qualité-prix, mais ce n’est pourtant pas ma préférée, car je la trouve trop acide (notes de citron) et un peu trop simple dans sa conception. Elle est cependant assez active lorsqu’elle est confrontée aux cochonnailles en tout genre ce qui en fait en résumé un vin facile alors que ses versions Pastrana et En rama sont beaucoup plus intéressantes. Précisons tout de même qu’il y a 5 ans, je trouvais ce vin superbe… Comme quoi.

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La Manzanilla La Papirusa, de la maison Lustau, en plus d’une élégante présentation et d’un prix « raisonnable » (9,99 €), est de loin la plus appréciée et respectée des amateurs, que ce soit en Espagne, en Belgique, en Grande-Bretagne ou chez nous. Ce que j’aime en elle, c’est cette délicate brise marine que l’on devine au nez, au point que l’on sent la grande voile se gonfler ! Son acidité est présente en bouche, mais on la ressent plus dans la finesse tandis que le vin assure généreusement, livrant des notes d’amandes croustillantes et salées en finale, en plus d’une persistance bienvenue. Une valeur sûre pour un apéritif raffiné ou sur un cigare !

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Pour finir, quelques autres Manzanilla goûtées précédemment.

Manzanilla Muyfina, de chez Barbadillo. Robe jaune pâle. Un goût cireux, étrange, poussiéreux, notes de vieux cuir… Puissant, gras et long en bouche mais sur une tonalité rustique. Dur, manquant à la fois de fraîcheur et de finesse. Comportement acceptable sur des tapas : olives, anchois…

Manzanilla San Leon, des Bodegas Arguezo. Robe moyennement pâle. Nez pas très net, simple et rustique. Bouche réglisse et fumée. Ça fonctionne sur le gras du jambon et sur le boudin noir de campagne.

– Manzanilla La Guita, de chez Raneira Perez Marin. Robe légèrement paillée. Nez fin et discret avec touche d’amande. Une vraie présence en bouche, ça frisotte, léger rancio, manque peut-être un poil de finesse, notes d’amandes salées en finale. C’est bien foutu. Plus sur des plats de crustacés, langoustines, crevettes, etc. 

Manzanilla Sacristia AB, Secunda Saca 2013, d’Antonio Barbadillo Mateos (37,5 cl). Robe blonde sans surprise, mais nez surprenant au premier abord, presque moisi. À l’oxydation, le vin devient prenant, dense, entêtant au point qu’il finit par captiver l’auditoire. Huit jours après, il confine au sublime : on devine l’épaisseur, on sent le zeste de citron, le fumé, la salinité et la belle amertume qui vient souligner la finale. Il lui faudrait quelques blocs de maquereau cru avec des feuilles de basilic et des morceaux d’olives vertes et noires, mais là encore on pense au parmesan disposé cette fois-ci sur des asperges vertes légèrement poêlées et servies tièdes avec un filet d’huile de noix. Où alors on lui donne un jeune navet coupé en lamelles fines avec huile d’olive et truffe. Mais aussi un tartare de cèpes…

Manzanilla Pasada Pastrana, La Gitana de Hidalgo. Pour ainsi dire très peu filtré et composée de vins deux fois plus âgés que ceux entrant dans la composition de la Gitana, ce vin d’une seule vigne (single vineyard sur l’étiquette) était très mal placé dans notre dégustation. Bien que sa robe ambrée fut agréable à l’œil, je l’ai trouvé un peu éteint, mou, tandis que mes collègues de dégustation ont préféré utiliser le terme « discret ». Certains ont tout de même relevé des volutes de havane et des effluves de fruits secs. On a même envisagé un mariage sur une huître !

Enfin, je dois signaler l’excellente initiative de ces fous de vin de l’Equipo Navazos qui sélectionnent des cuvées aussi exceptionnelles que rares. Bien qu’intéressés par tous les vins espagnols, les membres de cette équipe semblent avoir une prédilection pour l’Andalousie. Leur mission : détecter des pépites, se les réserver, suivre leur élevage, puis leur mise en bouteilles, enfin leur commercialisation. Je me souviens d’une exceptionnelle Manzanilla Bota n° 32 qui fait encore frémir mes papilles de jouvenceau… Introuvable désormais, à moins d’un miracle !

Michel Smith

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