Le Rancio, c’est pas un rigolo !

12 Nov

Pour une fois, je vais vous jouer cool, pondre un truc sans esbroufe, sans emphase, sans phrases savantes. Quelque chose de pas trop docte non plus, du moins je l’espère, comme un papier qui voudrait utile, destiné aux vrais mordus du vin, aux passionnés, aux inconditionnels, à ceux qui savent s’abandonner, bref, aux honnêtes hommes (et femmes) dont l’esprit est grand ouvert sur le monde du vin et ses mystères.

Brigitte Verdaguer, Domaine du Rancy. Photo©Michel Smith
Brigitte Verdaguer, Domaine du Rancy. Photo©Michel Smith

Pas d’explications trop ardues, juste un peu de rêverie, de poésie teintée de méditation. C’est le style du vin qui l’impose. Car celui dont je vais vous causer n’est pas fait pour les beuveries entre amis. Il s’agit plus, à mon avis, d’un vin de solitaire. Un vin à détacher du repas. Même s’il est difficilement contestable sur les fromages, parfois aussi au moment du dessert, ce type de vin que l’on sirote en fermant les yeux est plus pour moi un vin de réflexion à humer dans la pénombre d’un salon, dans la profondeur d’un fauteuil en cuir avec pour proximité le crépitement d’un feu de bois et, pour accompagner le tout, les volutes d’un havane qui se mêlent avec tendresse au piano d’un Samson François naviguant entre Liszt, Chopin et Ravel. Ou d’une troublante Maria Callas dans la Norma de Bellini. Mieux encore, il a beau être fait pour des plaisirs solitaires, ce vin que l’on nomme « rancio » ou « ranci » en catalan comme en français, qu’il soit sec pur et dur, ou pas trop, n’exclut pas cependant qu’il soit présent dans les ébats érotiques tant il a le don de vous coller à la peau, tant il suinte en vos veines, tant il exhale des parfums mystérieux et autant de voyages orientaux…

Collioure, oùl'on sait faire du rancio depuis des lustres. Photo©Michel Smith
Collioure, oùl’on sait faire du rancio depuis des lustres. Photo©Michel Smith

Tout d’abord, voyons ma définition : Sachant que « ranci » en Catalogne est aussi utilisé chez nous, de l’autre côté de la frontière, où les Banyuls, Rivesaltes et autre Maury sont plus souvent désignés sous le terme « rancio ». Peu importe le mot, les deux sont valables. Il faut savoir qu’en bon français le terme juste est « rance », mot qui, selon mon Larousse, s’applique à “un corps gras qui, au contact de l’air, a pris une forte saveur âcre, à l’image du beurre que l’on aurait oublié dans son beurrier, ou d’un morceau de gras de porc qui aurait mal vieilli. On peut donc, en bon français, parler d’un goût de « ranci » puisque dans nos dictionnaires l’adjectif existe aussi quand on veut évoquer l’odeur ou le goût de ce qui est rance, sachant aussi que ce terme s’applique aussi plus familièrement à une personne qui aurait mal vieilli. Or, en matière de vin, c’est plutôt l’inverse qu’il faut rechercher : le goût d’un vin “à l’oxydation ménagée”, comme disent les pros, un vin qui aurait de préférence « bien tourné » qui aurait survécu tant bien que mal à un long combat avec l’air, mais qui pourrait aussi « mal tourner » dans certains cas hélas lorsque l’aspect ranci du vin est par trop désagréable, lorsque l’aboutissement de cette aventure contre l’air vire au piqué ou au déséquilibre. Dans ce dernier cas, on devrait plutôt parler de « vins occis », vins qui se seraient laissés mourir par l’air ambiant !

Parlons-en de son parfum. Le ranci embaume dès qu’il entre dans le verre. Il marque d’emblée son territoire, montrant de manière flagrante qu’il ne s’agit pas d’un vin conventionnel. Car ce vin est tout bonnement l’ancêtre de nos grands Banyuls ou Maury, l’ancêtre de l’avant mutage, de l’avant législation. Il est sec et « rancioté » et c’est ce qui importe le plus. À moins d’avoir pigé dès le départ, je soupçonne que vous vous demandez où je veux en venir ? Rien de tortueux, rassurez-vous. Je souhaite simplement vous entraîner aujourd’hui au pays qui est devenu le mien par les hasards de la vie. C’est aussi le pays de Gérard Gauby, d’Hervé Bizeul et d’une flopée d’hurluberlus tous aussi curieux et cinglés les uns que les autres. Ce pays est la Catalogne, du moins la partie française de la Catalogne. Certains préfèrent entendre le nom de Roussillon, d’autres ne parlent que de Pyrénées-Orientales. C’est moins poétique, je le concède, mais quelque part plus exotique. Révisez donc votre histoire, moi, cela ne me regarde pas puisque je vois mon pays d’adoption comme un magistral trou du cul de la France riche d’une culture vinique à faire pâlir d’envie bien des vignobles plus tonitruants, notamment ceux de l’autre versant des Pyrénées. Mais passons, car l’important ici est de souligner l’hypocrisie de certains d’entre nous qui s’affirment « connaisseurs » et qui, finalement n’y connaissent pas grand-chose, ou si peu, à moins qu’ils n’oublient leurs classiques et qu’ils ne savent plus laisser parler leur cœur pour mieux s’ouvrir aux différentes approches du vin.

L'incomparable Rancio sec de la Rectorie, à Banyuls-dur-Mer. Photo©MichelSmith
L’incomparable Rancio sec de la Rectorie, à Banyuls-sur-Mer. Photo©MichelSmith

Je pense par exemple aux incultes qui osent dire que le rosé n’est pas un vrai vin ou que le vrai rosé doit se faire d’une manière et pas d’une autre. Et aux couillons qui ne rêvent que de grands crus en caisse bois avec la même force qu’il m’est arrivé d’avoir – en vain – en pensant qu’un jour peut-être Claudia Cardinale finirait tôt ou tard dans mon plumard… Mais ces gens-là ont-ils seulement entendu parler des rancios secs du Roussillon ? Ont-ils trempé une fois dans leur vie, voire effleuré de leurs lèvres le gras de ce vin mordant au possible ? Ont-ils su saisir ces longs moments de grâce où le vin pénètre dans le corps jusque dans les entrailles ? Ont-ils compris la claque ? Ont-ils saisi la jouissance ? Face à de tels vins, on a vite fait de faire le ménage autour de soi, d’évacuer les importuns. Le plus souvent, ils se contentent de placer avec dédain leur nez au-dessus du verre ventru pour le repousser illico presto sur la table. Bande d’ignares ! Incapables qu’ils sont de soulever la jupe de ces vins de bronze et de topaze revêtus du jeu subtil d’ombres et de lumières. La vraie révélation du Sud est bien là, et ils n’y voient que dalle !

Domaine Sire, un des rois du Rancio. Photo©Michel Smith
Domaine des Schistes, un des rois du Rancio. Photo©Michel Smith

Alors, voilà. La catégorie de vins dont je vais vous parler n’a rien à envier aux grands crus de Sauternes, du Jura ou d’ailleurs puisqu’ils sont résolument « à part ». Ce sont des vins « qui fouettent les papilles » comme le dit fort à propos l’ami Gérard Muteaud sur le site du Nouvel Obs dont je vous recommande la lecture.

Sire, Daguerre et Danjou, trois pontes du Rancio sec ! Photo©MichelSmith
Sire, Daguerre et Danjou, trois pontes du Rancio sec ! Photo©MichelSmith

D’abord, on pourrait dire d’eux que ce ne sont pas de vrais vins puisqu’ils vont à l’encontre de tout ce que l’on enseigne dans les cours d’œnologie. Depuis cent ans, on vous serine que l’air ambiant, l’oxygène, est l’ennemi du vin, les variations de températures aussi et la lumière pendant que vous y êtes. Or, reprenant une sorte de vieille tradition paysanne, le « vi ranci », comme l’ont dit ici, se faisait de manière empirique dans un vieux tonneau jamais rempli à ras bord dans lequel on rajoutait chaque année un peu de vin frais, celui que l’on ne vendait pas au négoce local et que l’on gardait pour soi. Il en résultait un vin pas toujours bon selon nos critères actuels, mais parfois miraculeusement fin, que l’on gardait pour les grandes occasions qu’offrait la vie familiale, mariages, communions, etc. Là, je vous parle d’une époque plutôt faste qui remonte aux années 1870 à 1970 où le vin ne connaissait pas trop la crise, en dehors le l’épisode du phylloxera qui dévasta le vignoble : 38.000 ha de vignes dans le Roussillon en 1820, 60.000 en 1907, 70.000 en 1931. Mais il paraît que la tradition est beaucoup plus ancienne, sachant que la vigne a toujours été présente dans le Roussillon en même temps que les cultures des céréales, là où c’était possible, et de l’olivier, bien sûr.

Photo©MichelSmith
Photo©MichelSmith

Souvent caché sous l’escalier ou dans une pièce non chauffée de l’habitation, ou bien encore dans un recoin du chai lorsqu’il y en avait un, parfois même dehors, sous un auvent – les caves étaient rares dans ce pays où le raisin se vendait à des sociétés comme Byrrh ou à des coopératives pour faire des vins mutés à l’eau-de-vie ou aromatisés – ce vin « perpétuel », quelque fois coiffé d’un voile microbien, prenait alors en s’oxydant et en vieillissant le goût étrange de la noix verte mêlé dans le meilleur des cas à quelques notes épicées et fruitées. Des goûts que l’on retrouve dans d’autres pays comme l’Andalousie où ce type d’élevage s’est sophistiqué au fil des temps pour devenir une industrie au service d’une appellation comme le Jerez, par exemple. En ce temps-là, on « éduquait » le vin plus qu’on ne le faisait.

Celui de Ferrer-Ribière. Photo©MichelSmith
Celui de Ferrer-Ribière. Photo©MichelSmith

Côté français, dans le Roussillon, ce goût particulier, celui qu’en Espagne on appelait le « rancio », n’était pas aussi apprécié, sauf dans les campagnes. Notre palais, surtout celui des villes, s’affinait et devait être plus sucré. Les industriels des apéros ont cherché à se débarrasser du sec et du rance en ajoutant de l’alcool afin de conserver les sucres du raisin. Ainsi naquirent les différentes appellations de Vins Doux Naturels qui  à l’époque réjouirent nos mémés et pépés, Rivesaltes, Banyuls et Maury en tête, suivis de toute la kyrielle des vins de marques destinés à l’apéritif, au « quatre heures » aussi. Précisons tout de même que la technique existait depuis le Moyen âge et qu’elle permettait tout simplement aux vins de voyager sans trop d’encombres.

Jean L'Hériritier et Marc Parcé, chevilles ouvrières du Rancio sec auprès de Slow Food. Photo©MichelSmith
Jean L’Hériritier et Marc Parcé, chevilles ouvrières du Rancio sec auprès de Slow Food. Photo©MichelSmith

Aujourd’hui,  il faut être fou et se casser la tête pour oser attendre 5 à 10 ans afin que le goût de rance, le fameux rancio, fasse surface et puisse être embouteillé pour être revendu à un prix conséquent. Il faut être cinglé pour exposer son fût à l’extérieur, lui infliger les variations de températures et les intempéries. Fou, parce qu’il y a de la perte (la fameuse part des anges) dans l’air et pas mal de risques à prendre : soit le rancio se développe de manière élégante et subtile afin de ne point trop heurter le palais des dégustateurs et c’est tant mieux, soit il imprime à un vin la limite repoussante, mais indélébile, quelque chose de vulgaire et de proprement imbuvable. L’autre gageure consiste à faire en sorte que la fermentation du jus de raisin se fasse totalement pour justifier le qualificatif de « sec », chose qui n’est pas évidente quand le taux d’alcool frise ou dépasse les 16°/17°. Pour ma part, il m’arrive de privilégier  certains types de rancios qui virent vers le demi-sec, donc pas tout à fait secs. Affaire de goût. Sur les roqueforts et certains desserts, ils sont incomparables, tandis que les secs peuvent jouer un rôle au moment de l’apéro sur des crustacés, des coquillages ou des anchois.

Le Rancio sec de la Préceptorie. Photo©MichelSmith
Le Rancio sec de la Préceptorie. Photo©MichelSmith

C’est pourquoi il convient de saluer l’initiative de Slow Food, association mondiale qui, sous l’égide de ses Sentinelles, et au début du millénaire, a remis au goût du jour cette production artisanale de qualité. Les cépages concernés sont les différentes variétés du Grenache (gris, blanc, noir), Carignan, Maccabeu. De là, une association de producteurs est née qui rassemble quelques domaines parmi les plus convaincus sous le nom de Rancios Secs du Roussillon. Peu ou prou, je rejoins mon ami Muteaud dans sa liste de favoris. Pour résumer, j’ai été impressionné ces derniers temps en priorité par les Frères Parcé, du Domaine de La Rectorie à Banyuls qui nous offrent un vin proprement divin, religieux, pur. Puis viennent le Domaine de La Tour Vieille à Collioure (« Mémoires », que je trouve d’un extraordinaire rapport qualité prix avec le « Cap Creus »). On remarquera ensuite des vins curieux comme ce « Ranfio Fino » (vin de voile) de Vial Magnères à Banyuls et dont j’aime aussi la cuvée « Al Tragou ». Autre vin semblable quoique plus discret, celui du Domaine Ferrer-Ribière, dans les Aspres. À ne pas négliger, le « Al Padri » de la Cave l’Étoile, également de Banyuls, probablement le moins cher, mais le plus rustique du lot. Avec le cépage blanc catalan Macabeu, il faut retenir les vins du Domaine de Rancy, à Latour de France. Pour le côté « solera » élevage particulier où les vins jeunes sont éduqués par les vins vieux en même temps qu’ils viennent les renforcer, il faut aller au Domaine des SchistesJaques et Nadine Sire font des merveilles aidés de leur fils Michael. Pour compléter la collection, ne pas négliger non plus l’un des noms les plus en vue, celui du Domaine Danjou-Banessy, qui offrait un 1980 d’enfer ! Je pourrais aller plus loin, fouiller de fond en comble le Roussillon des Aspres à la Vallée de l’Agly pour dénicher des vins, que dis-je, des trésors, à des prix défiant parfois l’entendement. Mais après tout, maintenant, c’est à vous de travailler !

Michel Smith

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