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Millésime Bio 2021 : dégustation privée.

3 Avr

Bon je ne vous fais pas de dessin : Covid oblige, le salon Millésime Bio 2021 de Montpellier que nous apprécions tous en temps ordinaires a opté cette année pour des rendez-vous cent pour cent digitalisés, What’s Up et autre Zoom, entre «exposants» et «visiteurs» ou bien, dans le même esprit, pour des contacts très directs par écrans interposés afin d’assister à des conférences «live». Désolé, mais pas trop pour moi.

En revanche, les filles (il paraît qu’il y a aussi des gars…) de l’agence Clair de Lune (à Lyon), qui s’occupent de la presse pour le salon, m’ont gentiment proposé de choisir une dizaine d’échantillons parmi les 520 vins médaillés par Sudvinbio, l’organisateur du salon et du Challenge Millésime Bio qui va avec. Ravi de pouvoir faire un choix en vue de cet article, je me suis concentré sur les 217 médaillés d’or de 12 pays. J’avoue que ce chiffre (217) m’a paru énorme. Face à l’inévitable dilemme du choix, je me suis souvenu d’une sage recommandation de Tim Atkin (Master of Wine, svp) qui me rappelait dans son blog, hélas je ne me souviens plus quand avec certitude, qu’il ne fallait en aucun cas attribuer de médaille d’or à moins que l’on soit prêt soi-même à acheter un carton du vin que l’on s’apprête à mettre à l’honneur. Sage remarque toute britannique.

Je me souviens moi-même avoir commis un (ou deux) billet furibard contre la bouffonnerie de certaines compétitions de vins. Et c’est pourquoi je rappelle en préambule, contradiction oblige, que je suis personnellement contre le cinéma – pour ne pas dire le cirque – des médailles que l’on distribue à tout va. Cette démarche toujours très en vogue, à mon avis, ne grandit pas le vin mais l’élève en produit purement, simplement et bassement commercial caché sous l’honorable prétexte de guider le consommateur. Éternel débat dans lequel je ne vais pas m’attarder. Étant plutôt de bonne humeur, pour une fois j’accepte l’idée qu’il est nécessaire de tout faire, surtout en période de crise mondiale, pour doper la vente de vin sachant que, par la force des choses, la médaille d’or garantit au minimum une augmentation des ventes de 30%, ce qui n’est pas négligeable pour un domaine. Tout cela pour dire que, pour une fois, je me plie au jeu des médailles.

Millésime Bio 2021 sous Covid ©MillésimeBio

Revenons à ma dégustation. Donc, je reçois les échantillons de médaillés d’or Challenge Millésime Bio 2021 à la maison, certains avec pas mal de retard (toujours ces satanés livreurs qui ne viennent que lorsqu’on ne les attend plus et lorsqu’ils ne sont pas annoncés) et j’arrive tout de même à aligner neuf flacons, un peu plus en réalité car deux domaines déjà connus de mes narines ont jugé bon de me faire une idée de leur travail sur d’autres cuvées. Un dixième échantillon venu d’Espagne étant arrivé hors délai, sera dégusté en dernier, en solitaire. Pour corser l’exercice, pour récompense aussi, je me suis autorisé d’ajouter à la fin deux magnifiques Cornas « Les Ruchets » que venait de m’adresser mon vieil ami Jean-Luc Colombo, vins sur lesquels je reviendrai prochainement.

Je vais donc vous présenter les 10 vins médaillés d’or dans le sens de la dégustation avec leur prix de vente TTC départ cave. Quels ont été mes critères ? Vu la quantité proposée – 217 médaillés d’or – je n’avais que l’embarras du choix. J’ai donc pioché un peu au hasard en prenant deux ou trois domaines déjà connus dans mon Sud d’adoption, puis à l’Ouest un blanc Nantais, un Libournais, un Loire avec bulles, un rosé de Béziers (ma ville de résidence), un Italien, un Espagnol, un Portugais… N’étant pas à l’abri d’une défaillance, pour m’épauler j’ai fait appel à mon ami et talentueux dégustateur-caviste Bruno Stirnemann. Après avoir réparti les vins classiquement (bulles, blanc, rosé, puis rouges) nous voilà partis pour une bonne heure de dégustation non aveugle, mais exempte en principe d’à-priori.

-Crémant de Loire 2019 brut nature, cuvée Ancestrale, Château de Passavant. Entre 13 et 14€

Estampillé Demeter, cet assemblage (chenin 60%, le reste partagé entre cabernet franc et chardonnay) d’un domaine réputé pour son travail exigeant ne nous a pas paru aussi expressif qu’il devrait l’être. Il manquait même à mes yeux d’une indispensable structure acide (un peu plus de 3g/l sur la fiche technique), affichant une rondeur inattendue et décevante. Une certaine franchise tout de même, une matière fournie et des notes croustillantes de pain grillé. Plus un vin de repas (sur un canard aux navets) que d’apéritif. Pour notre part, une médaille d’argent, mais pas en or.

-Muscadet-de-Sèvre-et-Maine 2019, Château de La Gravelle. 15€ environ

Lui aussi d’une attaque un peu mollassonne – est-ce le millésime ou la personnalité du terroir volcanique (gabbro) de Gorges ? -, le vin, bien que long en bouche, manquait de tension et d’expression à la première approche tandis qu’à l’aération, il se complexifiait singulièrement, offrant des notes florales sur une bouche ample et fruitée (poire blette) gratifiée d’une superbe finale. Après débat entre membres d’un jury, on lui aurait volontiers concédé une place d’honneur, mais pas d’or. Goûter sur des légumes en bâtonnets très légèrement cuits avec un aïoli plutôt léger.

-Coteaux de Béziers «Edena» 2020, Domaine Pierre Chauvin. 6,50€

En dépit d’un bouchage vis qui mérite un bon point, hormis quelques notes de fraîcheur et de noyau de pêche, ce vin ne dépassera pas à nos yeux le stade d’un rosé classique, sans autre ambition particulière que de satisfaire la soif des baigneurs attablés dans un restaurant de plage. De là à mériter une médaille d’or… Allez, le bronze à la rigueur.

-Terrasses du Larzac 2018 «La Villa Romaine», Mas des Quernes. 25€

Nez à fond sur les effluves de garrique après la pluie, la bouche se fait dense, profonde, marquée par des tannins d’une belle fermeté et une longueur estimable. Plus d’une semaine après, la bouteille entamée se goûtait rudement bien, reflétant indéniablement l’étoffe d’un vin de garde d’au moins 10 ans. En consultant la fiche technique, on n’est pas surpris d’apprendre que le mourvèdre (40%) s’impose sur un duo carignan/grenache de vieilles souches (moyenne de 40 ans), le tout vinifié parcelle par parcelle en petites cuves inox avant un élevage d’un an en barriques (très peu de bois neuf) par cépage et par parcelle, le tout assemblé en cuve 6 mois avant la mise en bouteilles. L’or ne fait aucun doute pour récompenser l’équipe de ce beau domaine d’une famille de vignerons-oenologues (Pierre et Jean Natoli) que j’ai visité avec bonheur à ses débuts pour ma rubrique Carignan Story. 

-Côtes-du-Rhône-Villages Massif d’Uchaux 2017, Domaine Vincent Baumet. 14,50€

On retrouve la garrigue mêlées ici à des notes dérangeantes de viscères animales, au mieux ventre de lièvre. La bouche est assez fluide, entachée par des tannins quelque peu ordinaires. On attendait mieux de ce grand terroir. Désolé, mais cela ne vaut même pas une médaille. Aux dernières nouvelles il ne resterait plus à la vente que des magnums de ce millésime. 

-Côtes-du-Roussillon-Villages Caramany 2017 «Comme Avant», Domaine Modat. 16,50 €

Il s’agit ici, selon Quentin Modat, de mettre en exergue le carignan, «comme avant» sans oublier pour autant les cépages «obligés» que sont syrah et grenache noir. Le carignan (60 %) est indéniablement responsable de la belle fraîcheur d’ensemble ainsi que du fruit «croquant», tandis que la Syrah (30 %) apporte son lot de tannins fins et soyeux. Nez de pierres chaudes, thym, romarin en fleur, c’est un vin complet, équilibré et fait pour durer au moins 5 ans, même s’il commence à se préparer pour une palette de cochon de Bigorre. Ayant un faible pour ce domaine qui faisait partie de mes préférés lors de mais années roussillonnaises, c’est plus que volontiers que je lui accorde la médaille d’or avec félicitations du jury ! Goûté dans la foulée, le 2018, un tantinet plus léger, résineux et boisé fin au nez, est d’ores et déjà prêt à boire sur une grillade de boeuf. Enfin, j’annonce ici la sortie prochaine (élevage 18 mois en barriques au tiers neuves) d’un super carignan remarquable d’élégance et d’équilibre tiré à un millier d’exemplaires (35 €). Bref, une valeur sûre.

Médaille méritée photo©MichelSmith

-Pomerol 2018, Château Bellegrave. 40€ environ

A 75% merlot, le reste en cabernet franc, 35 ans d’âge moyen pour les vignes, rendement de 42 hl/ha, élevage en barriques au tiers neuves puis d’un et deux vins, on distingue d’emblée l’impression de légèreté, j’ose même dire de facilité, imputable probablement à sa position juste après des vins sudistes en diable, mais plus vraisemblablement au terroir de graves caillouteuses, sable et argile, sur un socle riche en crasses de fer. En dépit de son prix et de sa notoire tendresse en bouche, c’est néanmoins un vin ravissant et de fort belle tenue : boisé noble, juste et plutôt discret sur des notes de maturité, fruits rouges et fraîcheur, avec un fond tannique assez dense en bouche. On peut commencer à l’ouvrir d’ici 3 ans sur un classique carré d’agneau accompagné d’une poêlée de cèpes. Médaille méritée !

Alentejano 2018, Touriga Nacional «HDL». Helena Ferreira Manuel. 13 € environ

Assez joli nez de petits fruits rouges (framboise, cassis), poivré et boisé, ce vin dit «vegan» nous convie à une bouche plutôt tendre malgré un encadrement presque rigide de tannins sans grande complexité. On le boira sur des côtelettes d’agneau ou de porc, mais je note que l’or est ici un peu trop généreux pour un vin auquel on attribuerait de l’argent plus par générosité qu’autre chose, tandis que s’il ne s’agissait que de moi, il n’aurait que le bronze.

Médaille de coeur...Photo©MichelSmith

-Amarone della Valpolicella Classico 2016, La Dama. 40 € environ

Ma dernière dégustation sérieuse de ce vin spécial remonte à 1997 ! Et ce sont les maisons Gini et Allegrini qui m’avaient le plus impressionné durant Vinitaly de cette année-là où j’avais, pour une fois, accepté de faire partie d’un impressionnant jury. Je suis de nouveau conquis par ce vin qui m’accompagnera par petites doses sur plusieurs jours après la dégustation. Grappes triées conduites en pergola véronaise de corvina (70%), rondinella (17%), corvinone (10%) et molinara séchées par ventilation une centaine de jours jusqu’à perdre 40% de leur poids, fermentation lente sur 30 jours, élevage de 36 mois en foudres et repos d’un an après la mise (8.500 bouteilles), le vin en impose en bouche (il titre 16,5°) sans pour autant que l’on ressente la moindre violence. Quelques petits tannins bien mûrs, une belle acidité en milieu de bouche, longueur par la suite, le tout conduisant vers une finale en douceur sans que l’on ait la sensation de sucré mais en allant plutôt vers une belle impression de gelée de fruits rouges, groseille et cerise en tête. On dit qu’il faut le garder 15 ans, mais je l’apprécie dès maintenant sur de petits toasts de viande des grisons avec quelques baies de poivre rose. Mais selon Bruno, il y a tant d’autres mariages en vue !

Bien, mais…

-Tempranillo, Bodegas Parra Jiménez. 6€

Outre qu’il nous vient de la Mancha, ce pur cépage tempranillo se présente bouché vis (encore un bon point), certifié Demeter, donc biodynamique, vegan et sans sulfites. Arrivé bien après notre dégustation, il a donc été goûté plus tard et en solitaire cette fois-ci. Un beau jus à la robe violine, plein de fruit (fraise, pruneau) en bouche, tannins veloutés et chocolatés, presqu’à la manière d’un Beaujolais Nouveau, c’est-à-dire simple, sans longueur, sans rien d’autre qu’un jus agréable à boire frais en été sur une cuisine de barbecue.

Si j’ai bien compté, sur 10 médaillés goûtés, nous arrivons à 4 vins dont la médaille d’or me semble amplement méritée. Bien sûr, un autre duo de dégustateurs en aurait à coup sûr trouvé plus… ou moins. C’est toute l’ambiguïté de ce genre d’exercice qui, tout de même, nous a permis de passer un agréable et studieux moment – et sans masque!

Michel Smith

Le Rancio, c’est pas un rigolo !

12 Nov

Pour une fois, je vais vous jouer cool, pondre un truc sans esbroufe, sans emphase, sans phrases savantes. Quelque chose de pas trop docte non plus, du moins je l’espère, comme un papier qui voudrait utile, destiné aux vrais mordus du vin, aux passionnés, aux inconditionnels, à ceux qui savent s’abandonner, bref, aux honnêtes hommes (et femmes) dont l’esprit est grand ouvert sur le monde du vin et ses mystères.

Brigitte Verdaguer, Domaine du Rancy. Photo©Michel Smith
Brigitte Verdaguer, Domaine du Rancy. Photo©Michel Smith

Pas d’explications trop ardues, juste un peu de rêverie, de poésie teintée de méditation. C’est le style du vin qui l’impose. Car celui dont je vais vous causer n’est pas fait pour les beuveries entre amis. Il s’agit plus, à mon avis, d’un vin de solitaire. Un vin à détacher du repas. Même s’il est difficilement contestable sur les fromages, parfois aussi au moment du dessert, ce type de vin que l’on sirote en fermant les yeux est plus pour moi un vin de réflexion à humer dans la pénombre d’un salon, dans la profondeur d’un fauteuil en cuir avec pour proximité le crépitement d’un feu de bois et, pour accompagner le tout, les volutes d’un havane qui se mêlent avec tendresse au piano d’un Samson François naviguant entre Liszt, Chopin et Ravel. Ou d’une troublante Maria Callas dans la Norma de Bellini. Mieux encore, il a beau être fait pour des plaisirs solitaires, ce vin que l’on nomme « rancio » ou « ranci » en catalan comme en français, qu’il soit sec pur et dur, ou pas trop, n’exclut pas cependant qu’il soit présent dans les ébats érotiques tant il a le don de vous coller à la peau, tant il suinte en vos veines, tant il exhale des parfums mystérieux et autant de voyages orientaux…

Collioure, oùl'on sait faire du rancio depuis des lustres. Photo©Michel Smith
Collioure, oùl’on sait faire du rancio depuis des lustres. Photo©Michel Smith

Tout d’abord, voyons ma définition : Sachant que « ranci » en Catalogne est aussi utilisé chez nous, de l’autre côté de la frontière, où les Banyuls, Rivesaltes et autre Maury sont plus souvent désignés sous le terme « rancio ». Peu importe le mot, les deux sont valables. Il faut savoir qu’en bon français le terme juste est « rance », mot qui, selon mon Larousse, s’applique à “un corps gras qui, au contact de l’air, a pris une forte saveur âcre, à l’image du beurre que l’on aurait oublié dans son beurrier, ou d’un morceau de gras de porc qui aurait mal vieilli. On peut donc, en bon français, parler d’un goût de « ranci » puisque dans nos dictionnaires l’adjectif existe aussi quand on veut évoquer l’odeur ou le goût de ce qui est rance, sachant aussi que ce terme s’applique aussi plus familièrement à une personne qui aurait mal vieilli. Or, en matière de vin, c’est plutôt l’inverse qu’il faut rechercher : le goût d’un vin “à l’oxydation ménagée”, comme disent les pros, un vin qui aurait de préférence « bien tourné » qui aurait survécu tant bien que mal à un long combat avec l’air, mais qui pourrait aussi « mal tourner » dans certains cas hélas lorsque l’aspect ranci du vin est par trop désagréable, lorsque l’aboutissement de cette aventure contre l’air vire au piqué ou au déséquilibre. Dans ce dernier cas, on devrait plutôt parler de « vins occis », vins qui se seraient laissés mourir par l’air ambiant !

Parlons-en de son parfum. Le ranci embaume dès qu’il entre dans le verre. Il marque d’emblée son territoire, montrant de manière flagrante qu’il ne s’agit pas d’un vin conventionnel. Car ce vin est tout bonnement l’ancêtre de nos grands Banyuls ou Maury, l’ancêtre de l’avant mutage, de l’avant législation. Il est sec et « rancioté » et c’est ce qui importe le plus. À moins d’avoir pigé dès le départ, je soupçonne que vous vous demandez où je veux en venir ? Rien de tortueux, rassurez-vous. Je souhaite simplement vous entraîner aujourd’hui au pays qui est devenu le mien par les hasards de la vie. C’est aussi le pays de Gérard Gauby, d’Hervé Bizeul et d’une flopée d’hurluberlus tous aussi curieux et cinglés les uns que les autres. Ce pays est la Catalogne, du moins la partie française de la Catalogne. Certains préfèrent entendre le nom de Roussillon, d’autres ne parlent que de Pyrénées-Orientales. C’est moins poétique, je le concède, mais quelque part plus exotique. Révisez donc votre histoire, moi, cela ne me regarde pas puisque je vois mon pays d’adoption comme un magistral trou du cul de la France riche d’une culture vinique à faire pâlir d’envie bien des vignobles plus tonitruants, notamment ceux de l’autre versant des Pyrénées. Mais passons, car l’important ici est de souligner l’hypocrisie de certains d’entre nous qui s’affirment « connaisseurs » et qui, finalement n’y connaissent pas grand-chose, ou si peu, à moins qu’ils n’oublient leurs classiques et qu’ils ne savent plus laisser parler leur cœur pour mieux s’ouvrir aux différentes approches du vin.

L'incomparable Rancio sec de la Rectorie, à Banyuls-dur-Mer. Photo©MichelSmith
L’incomparable Rancio sec de la Rectorie, à Banyuls-sur-Mer. Photo©MichelSmith

Je pense par exemple aux incultes qui osent dire que le rosé n’est pas un vrai vin ou que le vrai rosé doit se faire d’une manière et pas d’une autre. Et aux couillons qui ne rêvent que de grands crus en caisse bois avec la même force qu’il m’est arrivé d’avoir – en vain – en pensant qu’un jour peut-être Claudia Cardinale finirait tôt ou tard dans mon plumard… Mais ces gens-là ont-ils seulement entendu parler des rancios secs du Roussillon ? Ont-ils trempé une fois dans leur vie, voire effleuré de leurs lèvres le gras de ce vin mordant au possible ? Ont-ils su saisir ces longs moments de grâce où le vin pénètre dans le corps jusque dans les entrailles ? Ont-ils compris la claque ? Ont-ils saisi la jouissance ? Face à de tels vins, on a vite fait de faire le ménage autour de soi, d’évacuer les importuns. Le plus souvent, ils se contentent de placer avec dédain leur nez au-dessus du verre ventru pour le repousser illico presto sur la table. Bande d’ignares ! Incapables qu’ils sont de soulever la jupe de ces vins de bronze et de topaze revêtus du jeu subtil d’ombres et de lumières. La vraie révélation du Sud est bien là, et ils n’y voient que dalle !

Domaine Sire, un des rois du Rancio. Photo©Michel Smith
Domaine des Schistes, un des rois du Rancio. Photo©Michel Smith

Alors, voilà. La catégorie de vins dont je vais vous parler n’a rien à envier aux grands crus de Sauternes, du Jura ou d’ailleurs puisqu’ils sont résolument « à part ». Ce sont des vins « qui fouettent les papilles » comme le dit fort à propos l’ami Gérard Muteaud sur le site du Nouvel Obs dont je vous recommande la lecture.

Sire, Daguerre et Danjou, trois pontes du Rancio sec ! Photo©MichelSmith
Sire, Daguerre et Danjou, trois pontes du Rancio sec ! Photo©MichelSmith

D’abord, on pourrait dire d’eux que ce ne sont pas de vrais vins puisqu’ils vont à l’encontre de tout ce que l’on enseigne dans les cours d’œnologie. Depuis cent ans, on vous serine que l’air ambiant, l’oxygène, est l’ennemi du vin, les variations de températures aussi et la lumière pendant que vous y êtes. Or, reprenant une sorte de vieille tradition paysanne, le « vi ranci », comme l’ont dit ici, se faisait de manière empirique dans un vieux tonneau jamais rempli à ras bord dans lequel on rajoutait chaque année un peu de vin frais, celui que l’on ne vendait pas au négoce local et que l’on gardait pour soi. Il en résultait un vin pas toujours bon selon nos critères actuels, mais parfois miraculeusement fin, que l’on gardait pour les grandes occasions qu’offrait la vie familiale, mariages, communions, etc. Là, je vous parle d’une époque plutôt faste qui remonte aux années 1870 à 1970 où le vin ne connaissait pas trop la crise, en dehors le l’épisode du phylloxera qui dévasta le vignoble : 38.000 ha de vignes dans le Roussillon en 1820, 60.000 en 1907, 70.000 en 1931. Mais il paraît que la tradition est beaucoup plus ancienne, sachant que la vigne a toujours été présente dans le Roussillon en même temps que les cultures des céréales, là où c’était possible, et de l’olivier, bien sûr.

Photo©MichelSmith
Photo©MichelSmith

Souvent caché sous l’escalier ou dans une pièce non chauffée de l’habitation, ou bien encore dans un recoin du chai lorsqu’il y en avait un, parfois même dehors, sous un auvent – les caves étaient rares dans ce pays où le raisin se vendait à des sociétés comme Byrrh ou à des coopératives pour faire des vins mutés à l’eau-de-vie ou aromatisés – ce vin « perpétuel », quelque fois coiffé d’un voile microbien, prenait alors en s’oxydant et en vieillissant le goût étrange de la noix verte mêlé dans le meilleur des cas à quelques notes épicées et fruitées. Des goûts que l’on retrouve dans d’autres pays comme l’Andalousie où ce type d’élevage s’est sophistiqué au fil des temps pour devenir une industrie au service d’une appellation comme le Jerez, par exemple. En ce temps-là, on « éduquait » le vin plus qu’on ne le faisait.

Celui de Ferrer-Ribière. Photo©MichelSmith
Celui de Ferrer-Ribière. Photo©MichelSmith

Côté français, dans le Roussillon, ce goût particulier, celui qu’en Espagne on appelait le « rancio », n’était pas aussi apprécié, sauf dans les campagnes. Notre palais, surtout celui des villes, s’affinait et devait être plus sucré. Les industriels des apéros ont cherché à se débarrasser du sec et du rance en ajoutant de l’alcool afin de conserver les sucres du raisin. Ainsi naquirent les différentes appellations de Vins Doux Naturels qui  à l’époque réjouirent nos mémés et pépés, Rivesaltes, Banyuls et Maury en tête, suivis de toute la kyrielle des vins de marques destinés à l’apéritif, au « quatre heures » aussi. Précisons tout de même que la technique existait depuis le Moyen âge et qu’elle permettait tout simplement aux vins de voyager sans trop d’encombres.

Jean L'Hériritier et Marc Parcé, chevilles ouvrières du Rancio sec auprès de Slow Food. Photo©MichelSmith
Jean L’Hériritier et Marc Parcé, chevilles ouvrières du Rancio sec auprès de Slow Food. Photo©MichelSmith

Aujourd’hui,  il faut être fou et se casser la tête pour oser attendre 5 à 10 ans afin que le goût de rance, le fameux rancio, fasse surface et puisse être embouteillé pour être revendu à un prix conséquent. Il faut être cinglé pour exposer son fût à l’extérieur, lui infliger les variations de températures et les intempéries. Fou, parce qu’il y a de la perte (la fameuse part des anges) dans l’air et pas mal de risques à prendre : soit le rancio se développe de manière élégante et subtile afin de ne point trop heurter le palais des dégustateurs et c’est tant mieux, soit il imprime à un vin la limite repoussante, mais indélébile, quelque chose de vulgaire et de proprement imbuvable. L’autre gageure consiste à faire en sorte que la fermentation du jus de raisin se fasse totalement pour justifier le qualificatif de « sec », chose qui n’est pas évidente quand le taux d’alcool frise ou dépasse les 16°/17°. Pour ma part, il m’arrive de privilégier  certains types de rancios qui virent vers le demi-sec, donc pas tout à fait secs. Affaire de goût. Sur les roqueforts et certains desserts, ils sont incomparables, tandis que les secs peuvent jouer un rôle au moment de l’apéro sur des crustacés, des coquillages ou des anchois.

Le Rancio sec de la Préceptorie. Photo©MichelSmith
Le Rancio sec de la Préceptorie. Photo©MichelSmith

C’est pourquoi il convient de saluer l’initiative de Slow Food, association mondiale qui, sous l’égide de ses Sentinelles, et au début du millénaire, a remis au goût du jour cette production artisanale de qualité. Les cépages concernés sont les différentes variétés du Grenache (gris, blanc, noir), Carignan, Maccabeu. De là, une association de producteurs est née qui rassemble quelques domaines parmi les plus convaincus sous le nom de Rancios Secs du Roussillon. Peu ou prou, je rejoins mon ami Muteaud dans sa liste de favoris. Pour résumer, j’ai été impressionné ces derniers temps en priorité par les Frères Parcé, du Domaine de La Rectorie à Banyuls qui nous offrent un vin proprement divin, religieux, pur. Puis viennent le Domaine de La Tour Vieille à Collioure (« Mémoires », que je trouve d’un extraordinaire rapport qualité prix avec le « Cap Creus »). On remarquera ensuite des vins curieux comme ce « Ranfio Fino » (vin de voile) de Vial Magnères à Banyuls et dont j’aime aussi la cuvée « Al Tragou ». Autre vin semblable quoique plus discret, celui du Domaine Ferrer-Ribière, dans les Aspres. À ne pas négliger, le « Al Padri » de la Cave l’Étoile, également de Banyuls, probablement le moins cher, mais le plus rustique du lot. Avec le cépage blanc catalan Macabeu, il faut retenir les vins du Domaine de Rancy, à Latour de France. Pour le côté « solera » élevage particulier où les vins jeunes sont éduqués par les vins vieux en même temps qu’ils viennent les renforcer, il faut aller au Domaine des SchistesJaques et Nadine Sire font des merveilles aidés de leur fils Michael. Pour compléter la collection, ne pas négliger non plus l’un des noms les plus en vue, celui du Domaine Danjou-Banessy, qui offrait un 1980 d’enfer ! Je pourrais aller plus loin, fouiller de fond en comble le Roussillon des Aspres à la Vallée de l’Agly pour dénicher des vins, que dis-je, des trésors, à des prix défiant parfois l’entendement. Mais après tout, maintenant, c’est à vous de travailler !

Michel Smith